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reconnais être certainement coupable ? — E. Je le vois dans l’âme, mais je ne sais à qui l’attribuer. — A. Nies-tu qu’il agisse sur l’âme ? — E. Je ne le nie pas. — A. Tu nies alors que le mouvement qui agit sur une pierre soit le mouvement de cette pierre ? Je ne parle pas du mouvement que nous lui imprimons ou que lui imprime une force étrangère, lorsque, par exemple, cette pierre est lancée vers le ciel ; mais du mouvement qui l’entraîne par son propre poids et la fait tomber à terre. — E. Je ne nie pas que le mouvement dont tu parles, celui qui l’entraîne et l’attire en bas, soit le mouvement de la pierre ; mais je dis qu’il est naturel. Et s’il est dans l’âme un mouvement semblable, sûrement aussi il est naturel ; et l’on ne saurait blâmer l’âme de le suivre, car le suivit-elle pour sa ruine, elle ne fait qu’obéir à la nécessité de sa nature. Mais nous n’hésitons pas à déclarer coupable ce même mouvement ; il faut donc nier absolument qu’il soit naturel, et en conséquence il ne ressemble pas au mouvement naturel de la pierre. A. Avons-nous fait quelque chose dans les discussions précédentes ? — E. Certainement. — A. Tu t’en souviens, je -crois, nous avons constaté dans la première qu’il n’y a que la volonté propre pour asservir l’esprit à la passion (1). Car cette ignominie ne peut lui être infligée ni par un être meilleur ou égal, puisque ce serait une injustice, ni par un être inférieur, parce que celui-ci n’en aurait pas la puissance. Il en résulte donc que de l’âme seule vient le mouvement qui détache la volonté du Créateur pour lui faire chercher des jouissances dans la créature, Or, si ce mouvement est coupable, et le doute seul t’a semblé ridicule, il n’est pas naturel, mais volontaire. Semblable au mouvement qui fait tomber la pierre, en ce qu’il est le mouvement propre de l’esprit, comme l’autre est le mouvement propre du projectile ; il en diffère néanmoins parce que la pierre ne saurait comprimer le mouvement qui la précipite, tandis que l’âme en résistant n’est point forcée d’abandonner les biens supérieurs pour les choses d’en-bas. De là vient que le mouvement de la pierre est naturel, et celui de l’âme volontaire. De là vient encore que si l’on accusait de péché la pierre que son poids précipite, je ne dis pas qu’on serait plus brute qu’elle ne l’est, mais l’on aurait assurément perdu le sens ; et

1. Ci-dessus, liv. I. chap. XI, n. 21.

cependant nous reconnaissons que l’âme pèche lorsque nous la voyons abandonner les biens supérieurs pour choisir de préférence la jouissance des choses inférieures. Qu’est-il donc besoin de chercher ce qui produit l’ébranlement qui la détache du bien immuable et l’attache aux biens muables ? N’avions-nous pas vu qu’il vient de l’esprit, qu’il est volontaire et par là même coupable ? Et toutes les règles utiles que l’on donne sur cette matière, n’ont-elles pas pour effet de condamner, de réprimer ce mouvement, et de nous porter à relever notre volonté lorsqu’elle s’est laissée tomber dans les choses temporelles qui nous échappent, pour la fixer dans la jouissance du bien éternel (1) ? 3. E. Je vois, je touche en quelque sorte et je comprends la vérité de ce que tu dis. Je sens en effet que j’ai une volonté, qu’elle me porte à jouir de quelque chose ; rien n’est pour moi si sûr et si intime que cette perception. Mais qui est à moi, sinon cette volonté que je donne ou refuse à mon gré ? et si j’en fais mauvais usage, à quel autre qu’à moi faut-il l’attribuer ? Car puisque je suis l’œuvre du Dieu essentiellement bon et que je ne saurais faire aucun bien que par la volonté, il est clair que c’est plutôt pour le bien qu’elle m’a été donnée. D’ailleurs, si ce mouvement qui porte la volonté çà et là, n’était volontaire et en notre dépendante, faudrait-il nous louer ou nous blâmer, selon que nous en faisons jouer le ressort en haut ou en bas ? Pourquoi nous avertirait-on de négliger le temps pour l’éternité, de vouloir toujours bien vivre sans consentir jamais à vivre mal ? Estimer qu’on ne doit point donner à l’homme ces avertissements, c’est mériter de ne plus compter parmi les hommes.



CHAPITRE II. BEAUCOUP SONT TOURMENTÉS DE L’IDÉE QUE LA PRESCIENCE DIVINE DÉTRUIT LE LIBRE ARBITRE.

4. Cela étant ainsi, je me demande avec une ineffable surprise comment il peut se faire, d’une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver, et d’autre part, que nous péchions sans y être contraints. Dire, en effet, que rien puisse arriver autrement que Dieu ne l’a prévu, c’est travailler à détruire la prescience divine avec autant de folie que d’impiété. Si donc

1. Rétr. liv. I, ch. IX, n.3.