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s’il lui manque quelque chose ou s’il ne lui manque rien ; mais c’est là la fonction du sens intérieur qui avertit l’âme de la bête d’ouvrir l’œil fermé et de suppléer aux manquements dont elle s’aperçoit. Or personne ne doute que celui qui juge ne soit supérieur à celui qui est jugé. — A. Tu reconnais donc aussi que le sens corporel lui-même porte un certain jugement sur les corps ? En effet c’est lui qu’affecte le plaisir et la douleur lorsqu’il est en contact avec un corps dur ou mou. De même que le sens intérieur juge ce qui manque ou ce qui suffit au sens de la vue, de même le sens de la vue juge des couleurs, et voit si elles sont parfaites ou non. De même encore que le sens intérieur juge de l’oreille et sent si elle est ou non assez attentive ; ainsi l’ouïe elle-même juge dessous, sentant ceux qui s’insinuent doucement en elle et ceux qui la frappent aigrement. Il n’est pas nécessaire de passer en revue les autres sens ; cela suffit, je pense, pour te faire apprécier ce que je voulais dire, à savoir que le sens intérieur juge des sens corporels, lorsqu’il approuve leur opération et qu’il réclame ce qu’ils lui doivent ; comme les sens corporels eux-mêmes jugent des corps en acceptant leur contact agréable et en repoussant le contraire. — E. Je saisis parfaitement, et j’admets comme très-vrai tout ce que tu as dit.

CHAPITRE VI. LA RAISON DANS L’HOMME L’EMPORTE SUR TOUT LE RESTE, ET CE QUI L’EMPORTE SUR LA RAISON EST DIEU.

13. A. Examine maintenant si la raison à son tour juge le sens intérieur. Je ne te demande pas si tu la juges meilleure que lui, car je n’en doute pas, et même je pense qu’il n’est plus nécessaire de te demander si la raison juge ce sens intérieur. Car toutes ces questions concernant les choses qui sont au-dessous d’elle, les corps, les sens corporels, le sens intérieur, la prééminence des uns à l’égard des autres, et sa propre prééminence, n’est-ce pas elle-même qui les traite ? Et pourrait-elle le faire si elle n’en jugeait pas ? — E. Evidemment non. — A. Ainsi cette nature qui a simplement l’existence sans être douée de vie ni d’intelligence, comme est un corps inanimé, est inférieure à cette autre nature qui a non-seulement l’existence, mais aussi la vie et l’intelligence, comme est dans l’homme l’âme raisonnable ; or penses-tu qu’en nous, c’est-à-dire dans ces trois éléments qui constituent l’homme, on puisse trouver quelque chose de plus noble que celui que nous avons énuméré en troisième lieu ? Car évidemment nous avons d’abord un corps, puis une certaine vie qui anime et développe ce corps : deux choses que nous voyons aussi dans les bêtes ; enfin nous en avons une troisième qui est pour notre âme comme sa tête, son œil et tout ce que tu peux trouver de mieux pour exprimer la raison et l’intelligence, dont les bêtes sont dépourvues. Vois donc, je te prie, s’il t’est possible de trouver dans la nature humaine quelque chose de plus sublime que la raison. — E. Je n’y vois absolument rien de meilleur. 14. A. Et maintenant si nous pouvions trouver une chose de l’existence de laquelle nous ne pourrions douter, non plus que de sa supériorité sur notre raison elle-même, hésiteras-tu, quelle qu’elle soit, à dire que c’est Dieu ? — E. Je n’appellerai pas immédiatement de ce nom ce que j’aurais trouvé de supérieur à la meilleure partie de ma nature. Car il ne m’agrée pas d’appeler Dieu ce à quoi ma raison est inférieure, mais bien ce qui n’a rien de supérieur à soi. — A. Très-bien ! et c’est lui qui a donné à ta raison une notion si vraie et si religieuse de lui-même. Mais dis-moi, si tu ne trouves rien de supérieur à notre nature, que l’éternel et immuable, hésiteras-tu à l’appeler Dieu ? Car tu le sais, tes corps sont sujets au changement ; de plus cette vie même qui anime le corps n’en est pas exempte ; la variété de ses états le montre manifestement. Enfin la raison ne peut nier qu’elle y soit elle-même soumise, elle qui, tantôt fait des efforts, et tantôt n’en fait pas pour parvenir à la vérité, tantôt y parvient, et tantôt n’y parvient pas. Si donc sans l’aide d’aucun organe corporel, ni du toucher, ni du goût, ni de la vue, ni de l’ouïe, ni de l’odorat, ni d’aucun sens inférieur à elle, cette raison voit par elle-même quelque chose d’éternel et d’immuable, il faut et qu’elle s’avoue inférieure, et qu’elle avoue que ce ne peut être que son Dieu. — E. Je reconnaîtrai. sans hésitation pour Dieu celui qu’on nie prouvera n’avoir rien de supérieur à lui. — A. Cela va bien, car il me suffira de te montrer qu’une telle chose existe, et tu avoueras qu’elle est Dieu si elle n’a point de supérieur, ou, si