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qu’elle est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui est dû ? — E. Je n’ai pas une autre notion de la justice. — A. Supposons donc un homme doué de cette bonne volonté dont l’excellence fait depuis longtemps le sujet de notre discours ; un homme qui embrasse avec amour cette unique richesse, sachant qu’il n’a rien de meilleur ; qui en fait ses délices, qui en jouit enfin et s’en réjouit, se plaît à la considérer, à juger combien elle est précieuse, et comment il est impossible de la lui ravir ou dérober malgré lui. Pourrons-nous douter que cet homme ne combatte tout ce qui est hostile à ce bien unique ? — E. Il combattra nécessairement. — A. N’est-ce pas avouer alors qu’il est doué de prudence, puisqu’il voit qu’il faut rechercher ce bien, et éviter tout ce qui y est contraire ? — E. A mon avis, personne ne peut en agir ainsi sans la prudence. — A. Très-bien ; mais pourquoi ne lui. accorderons-nous pas aussi la force ? Car il ne peut aimer ni beaucoup estimer toutes les choses qui rie sont point en notre pouvoir. Quand on les aime, c’est avec la mauvaise volonté, et il résiste nécessairement à celle-ci, puisqu’elle est l’ennemie de son bien le plus cher. D’ailleurs, comme il ne les aime pas, il n’a point de chagrins en les perdant, ainsi il les méprise pleinement, et c’est là l’œuvre de la force, nous l’avons dit et nous en sommes d’accord. — E. Accordons-lui sans crainte cette vertu ; aussi bien je ne vois pas qui je pourrais appeler avec plus de vérité un homme fort, sinon celui qui supporte d’un cœur calme et tranquille la privation de ces choses qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous donner ou d’acquérir, et nous avons reconnu que l’homme dont nous parlons en agit nécessairement de cette sorte. — A. Vois maintenant si nous pouvons lui refuser la tempérance, cette vertu qui comprime les passions. La bonne volonté a-t-elle un plus grand ennemi que la passion ? Cela suffit pour te faire comprendre que cet amant de la bonne volonté résiste de toutes ses forces à ses passions, les combat, et c’est avec raison qu’on l’appellera un homme tempérant. — E. Continue, je suis de ton avis. — A. Reste la justice, et je ne vois pas en vérité comment elle lui manquerait. En effet, celui qui possède et aime la bonne volonté, qui en outre résiste, comme nous l’avons dit, à tout ce qui est hostile, ne peut avoir de mauvais vouloir contre qui que ce soit. Il s’ensuit qu’il ne commet d’injustice contre personne, ce qui ne se peut que quand on rend à chacun ce qui lui est dû, et c’est en quoi consiste la justice ; tu l’as reconnu, je crois, et tu t’en souviens. E. Je m’en souviens fort bien, et j’avoue que nous avons trouvé dans l’homme qui estime et aime grandement sa bonne volonté, chacune des quatre vertus que tu as définies tout à l’heure d’accord avec moi. 28. A. Qui nous empêche donc de reconnaître que la vie de cet homme est louable ? E. Mais rien, au contraire, tout nous y invite et même tout nous y force. — A. Maintenant, n’es-tu pas d’avis qu’il faut éviter la vie misérable ? — E. J’en suis parfaitement d’avis ; il y a plus, j’estime que nous n’avons rien autre à faire. — A. Mais la vie louable, tu penses sans doute qu’elle n’est pas à éviter ? — E. Je pense mieux ; il faut employer tous ses soins à là rechercher. — A. Ce n’est donc pas la vie misérable qui est la vie louable ? — E. Cela s’ensuit nécessairement. — A. Ce qui reste à te faire admettre n’éprouvera, je pense, aucune difficulté de ta part : C’est que la vie heureuse est celle qui n’est point misérable. — E. Ceci est de la plus haute évidence. — A. Tu conviens donc que l’homme est heureux quand il aime sa bonne volonté et qu’il méprise, à cause d’elle, tous les autres biens, dont la perte peut survenir lors même que demeure la volonté de les conserver ? — E. Il faut bien que j’en convienne ; n’est-ce pas la conséquence nécessaire de tout ce que nous avons admis précédemment ? — A. Tu com. prends très-bien ; mais dis-moi, je te prie, aimer sa bonne- volonté et en avoir cette grande estime que nous avons vue, n’est-ce pas aussi la bonne volonté elle-même ? — E. Tu dis vrai. — A. Mais si c’est avec raison que nous jugeons heureux l’homme de bonne volonté, ne sera-ce pas aussi avec raison que nous estimerons misérable, celui qui a la volonté contraire.— E. Avec beaucoup de raison. — A. Alors nous n’avons plus de motif d’en douter, lors même que nous n’aurions jamais été sages antérieurement, c’est par la volonté que nous méritons et que nous menons la vie louable et heureuse ; par la volonté aussi, la vie honteuse et misérable[1].— E. J’avoue que nous sommes arrivés à cette conclusion par des prémices certaines et impossibles à nier. 29. A. Vois-en une autre : Je crois que tu te

  1. Rétr. liv. I, ch. IX, n. 3.