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A. Tu sais aussi, je crois, que la plupart des hommes sont insensés. — E. Cela est encore assez certain. — A. Mais si l’insensé est le contraire du sage, comme nous avons trouvé le sage, il est à croire que tu comprends ce que c’est qu’un insensé. — E. Qui ne verrait que l’insensé est celui en qui l’esprit n’a pas le souverain pouvoir ? — A. Lorsqu’un homme en est là, que faut-il donc dire de lui ? qu’il n’y a pas d’esprit en lui ? ou qu’il y en a un, mais qu’il n’y domine pas ? — E. C’est plutôt ce que tu viens de dire en dernier lieu. — A. Je voudrais bien t’entendre me dire comment tu t’expliques ce fait de l’esprit existant en l’homme, pour exercer son empire. — E. Que ne consens-tu à te charger toi-même de cette tâche, il ne me serait pas facile de l’accomplir. — A. Il t’est facile du moins de te rappeler ce que nous avons dit tout à l’heure ; les bêtes, apprivoisées ou domptées par les hommes, leur sont soumises ; elles imposeraient à leur tour le même joug aux hommes, si, comme le raisonnement l’a démontré, ceux-ci ne leur étaient pas supérieurs en quelque chose. Nous ne rencontrions pas le principe de cette supériorité dans le corps ; comme il était manifestement dans l’âme, nous n’avons pas trouvé de nom plus convenable à lui donner que celui de raison ; et nous nous sommes souvenus ensuite que la raison s’appelle encore pensée ou esprit. Si, néanmoins, la raison est une chose, et l’esprit une autre, il a été reconnu que l’esprit seul peut avoir l’usage de la raison. D’où il résulte que celui qui a l’usage de la raison, ne peut être sans esprit. — E. Je me le rappelle fort bien, et je comprends. — A. Eh bien ! crois-tu que les dompteurs d’animaux rie puissent être que des sages ? Car j’appelle sages ceux que la vérité veut qu’on appelle ainsi, c’est-à-dire ceux qui, établissant en eux le règne de l’esprit, ont conquis la paix en soumettant toutes leurs passions.— E. Il est ridicule de prendre pour des sages ceux qui portent vulgairement le nom de dompteurs d’animaux, de bergers, de bouviers, de cochers, et que nous voyons gouverner les animaux domestiques, ou dompter les bêtes sauvages. — A. Eh bien ! tu tiens la preuve la plus certaine et la plus évidente de l’existence dans l’homme d’un esprit qui ne domine pas en lui. En effet, ces hommes ont un esprit, puisqu’ils font des choses impossibles à faire sans l’esprit ; mais leur esprit ne règne pas en eux, puisqu’ils vivent en insensés, et qu’il est reconnu que l’empire de l’esprit fait seul les sages. — E. Je m’étonne, en vérité, de n’avoir pas trouvé la réponse ; elle était renfermée dans ce qui avait été établi précédemment.



CHAPITRE X. RIEN NE FORCE L’ESPRIT A ETRE L’ESCLAVE DE LA PASSION.

20. E. Mais passons à d’autres raisonnements. Il est acquis d’une part que le règne de l’esprit humain constitue la sagesse de l’homme, et d’autre part que ce règne de l’esprit peut n’être pas en lui. — A. Cet esprit auquel, comme nous le savons, la loi naturelle a accordé l’empire sur les passions, penses-tu que la passion soit plus puissante que lui ? Pour moi, je ne le pense pas. Car il ne serait pas dans l’ordre que ce qui est moins puissant commandât à ce qui est plus puissant. C’est pourquoi il me paraît de toute nécessité que l’esprit ait plus de pouvoir que la passion, par cela même qu’il la domine en toute raison et justice. — E. Je suis aussi de ce sentiment. — A. Et la préférence que nous n’hésitons pas de donner à chaque vertu sur chaque vice, ne consiste-t-elle pas aussi en ce que plus une vertu est sincère et élevée, plus elle est solide et invincible ? — E. Qui ne l’admettrait ? — A. Donc aucune âme vicieuse ne domine une âme armée de vertu ? — E. C’est parfaitement vrai. — A. Maintenant, tu ne nieras pas, je pense, qu’une âme quelconque soit meilleure et plus puissante que quelque corps que ce soit. — E. Personne ne le niera ; car il est facile de voir que la substance vivante doit être préférée à une substance sans vie, aussi bien que la substance qui donne la vie à celle qui la reçoit. — A. A plus forte raison donc un corps quel qu’il soit, ne l’emporte pas sur un esprit doué de vertu. — E. Cela est de la plus haute évidence. — A. Et une âme juste, un esprit gardant son droit et son empire peut-il précipiter de son trône un autre esprit possédant la même royauté de justice et de vertu, et la soumettre à la passion ? — E. Cela ne se peut en aucune manière, et non seulement parce que la vertu est la même dans les deux, mais parce que celui qui voudrait corrompre l’autre,