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paraître injuste, que les méchants soient misérables et les bons, heureux ; qu’un peuple nomme ses magistrats tant qu’il est sérieux et réglé, et qu’il cesse de jouir de cette prérogative s’il vient à se corrompre et à se dépraver ? — E. Je reconnais que cette loi est immuable et éternelle. — A. Tu vois aussi, je pense, que tout ce qui est juste et légitime dans la loi temporelle, les hommes l’ont puisé dans la loi éternelle. Car si, à une époque donnée le peuple a conféré avec justice les honneurs, et si, en une autre, il a perdu ce privilège, cette variation temporaire ne tire-t-elle pas sa justice de cette éternité dans laquelle il est toujours juste qu’un peuple grave confère les honneurs, et qu’un peuple léger ne les confère pas ? Penses-tu autrement. — E. Je suis de ton avis. — A. Donc, pour exprimer de mon mieux en peu de mots la notion de la loi éternelle gravée en nous, je dirai : c’est la loi en vertu de laquelle il est juste que toutes choses soient bien ordonnées. Si tu as une autre opinion à émettre, parle. — E. Comment te contredire, lorsque tu dis vrai ? — A. Cette loi, en vertu de laquelle varient toutes les lois temporelles faites pour régir les hommes, peut-elle donc varier elle-même en quoi que ce soit ? — E. Evidemment non. Aucune force, aucun accident, aucune ruine ne fera jamais qu’il ne soit pas juste que toutes choses soient bien ordonnées.

CHAPITRE VII. COMMENT L’HOMME EST BIEN RÉGLÉ PAR LA LOI ÉTERNELLE. — IL EST MEILLEUR DE SAVOIR QUE DE VIVRE.

16. A. Avançons ; et voyons comment l’homme lui-même est bien ordonné, car c’est d’hommes que se composent les nations, associées sous une même loi, que nous avons appelée la loi temporelle. Et d’abord, dis-moi si tu es certain que tu vis ? — E. Quoi de plus certain ? — A. Maintenant, peux-tu faire une différence entre vivre et savoir qu’on vit ? — E. Je sais bien que personne ne peut savoir qu’il vit, s’il n’est vivant ; mais j’ignore si tout être vivant sait ou non qu’il vit. — A. Alors, tu crois, sans le savoir, que les bêtes n’ont pas la raison. Je le regrette beaucoup ; car notre discussion ne serait pas arrêtée par cet incident. Mais comme tu me dis que tu ne sais pas, il nous faudra discourir longuement. En effet, cette question n’est pas telle qu’il nous soit permis de la laisser en arrière pour avancer plus rapidement vers le but, d’autant plus que nos raisonnements demandent, je le sens, l’enchaînement le plus rigoureux. C’est pourquoi, réponds à la question que je vais te poser Nous voyons souvent les bêtes domptées parles hommes ; et ce n’est pas seulement le corps, mais bien aussi l’âme de la bête qui se plie au joug de l’homme, à tel point qu’elle obéit à sa volonté par une sorte d’instinct et d’habitude. Or, crois-tu que, parmi les nombreuses bêtes farouches, capables de tuer le corps de l’homme par la force ou par la ruse, il en existe quelqu’une assez puissante ou assez adroite, par son humeur sauvage, sa taille, ou son instinct, pour pouvoir imposer à l’homme un joug semblable ? — E. Je suis d’avis que cela ne se peut en aucune manière. — A. Très-bien. Mais s’il est évident qu’un certain nombre de bêtes surpassent facilement l’homme en forces et en exercices corporels, par où donc à son tour excelle-t-il à ce point qu’aucune bête ne peut lui commander tandis qu’il commande à plusieurs ? Ne serait-ce point par ce qu’on appelle ordinairement la raison ou l’intelligence ? — E. Je ne vois pas par quelle autre chose ce pourrait être, puisque c’est dans l’âme que se trouve ce qui fait notre supériorité sur les bêtes. Si les bêtes n’étaient pas des êtres animés, je dirais que nous l’emportons sur elles en ce que nous avons une âme ; mais comme elles sont, elles aussi, des êtres animés, ce qui manque à leurs âmes et faute de quoi elles nous sont soumises, ne pouvant être rien ni peu de chose, comme tout le monde en conviendra, comment le mieux caractériser qu’en l’appelant la raison ? A. Vois donc combien devient facile, avec l’aide de Dieu, ce que les hommes estiment difficile. Je te l’avoue, cette question qui déjà, je le comprends, est vidée, devait, dans ma pensée, nous retenir aussi longtemps peutêtre que tout ce que nous avons dit depuis le commencement de cette discussion. Donc, reprenons, et resserrons la chaîne de nos raisonnements. Tu n’ignores pas que ce qu’on appelle savoir n’est pas autre chose que percevoir par la raison ? — E. Sans doute. — A. Donc, quiconque sait qu’il vit, est doué de raison. — E. C’est la conséquence. — A. Mais les bêtes vivent, et elles n’ont pas la raison. —