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DE L’ORDRE.


CHAPITRE XIX.
CE QUI ÉLÈVE L’HOMME AU-DESSUS DE LA BRUTE. — COMMENT L’HOMME PEUT VOIR DIEU.

49. Voici de nombreux matériaux à mes pieds, je les rassemble sous une forme commune, j’en fais une maison. Je vaux mieux que cette maison, car je la fais et elle est faite ; oui, je suis d’une nature supérieure par là même que je la fais ; la chose n’est pas douteuse. Mais il ne s’ensuit point que je sois préférable à l’hirondelle, à l’abeille même. L’une construit artistement ses nids et l’autre ses rayons. Je leur suis supérieur, parce que je suis raisonnable.

Si cependant la raison consiste à observer des proportions convenables, n’y a-t-il pas des proportions aussi convenables et aussi justes dans ce que fabriquent les oiseaux ? Tout n’y est-il pas exactement mesuré ? Si donc je leur suis supérieur, ce n’est pas en agissant avec nombre, c’est en connaissant les nombres.

Quoi ? ces petits êtres pouvaient-ils, sans les connaître, agir avec nombres ? Ils le pouvaient à coup sûr. Comment l’expliquer ? C’est que nous-mêmes, pour parler, nous faisons mouvoir la langue d’une manière déterminée contre les dents et le palais, sans toutefois nous rendre compte des mouvements que nous devons lui imprimer alors. Voyez aussi un bon chantre : ignorât-il la musique, est-ce que le sentiment naturel ne fait pas qu’il observe en chantant le rhythme et la mélodie confiés à sa mémoire ? Se peut-il rien de mieux réglé ? Il ne se rend compte de rien, il agit sous l’impression de la nature. En quoi donc est-il supérieur et préférable aux animaux ? En ce qu’il sait ce qu’il fait. Ainsi la seule distinction qui m’élève au-dessus de l’être sans raison, c’est que je suis un animal raisonnable.

50. Si je suis raisonnable, on définit aussi que je suis mortel : comment alors la raison est-elle immortelle ? Ne le serait-elle pas ? — Un est à deux comme deux est à quatre ; voilà une proportion absolument vraie ; hier elle n’était pas plus vraie qu’elle ne l’est aujourd’hui ; ni demain, ni dans un an elle ne le sera davantage ; en vain tout ce monde périrait-il, jamais cette proposition ne pourra cesser d’être vraie. En effet, elle est toujours la même, tandis que ce monde n’avait pas hier, n’aura pas demain ce qu’il possède aujourd’hui ; aujourd’hui même le soleil n’est pas, durant une heure seulement, dans la même position pour le monde ; et rien en lui ne demeure, non, rien ne demeure un instant dans le même état.

Si donc la raison est immortelle et si je suis la raison, moi qui distingue ces principes et qui établis ces conclusions ; ce qui en moi s’appelle mortel n’est pas moi. Si au contraire l’âme n’est pas la raison mais en fait usage, et si c’est la raison qui fait ma dignité, je dois quitter ce qui est moins bon pour ce qui est meilleur, ce qui est mortel pour ce qui est immortel.

Telles sont et d’autres encore, les réflexions que l’âme bien instruite se fait en elle-même. Je ne veux point poursuivre ; car en cherchant à vous faire connaître l’ordre, je pourrais dépasser la mesure qui produit l’ordre. Soutenue donc, non-seulement par la foi, mais encore par sa raison fortifiée, l’âme se forme aux bonnes mœurs et à la vie parfaite. Quand elle considère attentivement la valeur et la puissance des nombres, il lui semble indigne et étrangement déplorable de savoir rendre un vers coulant et jouer harmonieusement de la harpe, tandis qu’elle laisse sa vie et elle-même s’égarer hors de la voie, et qu’au souffle des passions le bruit honteux des vices établit en elle le plus criant désaccord.

51. Quand elle aura mis en elle la règle, l’ordre, l’harmonie et la beauté, elle osera chercher à contempler Dieu même, cette source féconde de toute vérité, le Père même de la Vérité. Grand Dieu ! Quels seront alors ces yeux ! En eux quelle pureté, quelle beauté, quelle vigueur, quelle force, quelle sérénité, quel bonheur ! Et l’objet qu’ils verront, quel est-il ? Quel est-il, je vous le demande ? Qu’en penser, à quoi le comparer, qu’en dire ? Loin d’ici les termes ordinaires, l’usage les a souillés. Tout ce que je puis dire, c’est qu’on nous promet de voir cette beauté, au reflet de laquelle tout est beau, en comparaison de laquelle tout est laid.

Il suffit pour la voir de bien vivre, de bien prier, de bien étudier. Mais une fois en sa présence, qui demandera encore pourquoi l’un désire des enfants sans en avoir, pourquoi l’autre en a beaucoup et les expose, pourquoi celui-ci les hait avant leur naissance, pourquoi celui-là les aime sincèrement après ; comment