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LIVRE SECOND.


sens ; les sens sont flattés d’un beau mouvement, et ce que l’âme reçoit d’eux avec plaisir, c’est l’agréable connaissance de ce que signifie le mouvement.

Il est plus facile encore d’appliquer cette remarque au sens de l’ouïe. L’oreille est charmée, séduite par tout son mélodieux ; mais, quoique transmise par l’oreille, la belle pensée que rappelle le son s’adresse exclusivement à l’esprit. De là vient qu’en entendant ces vers :

Pourquoi de nos soleils l’inégale clarté
S’abrège dans l’hiver, se prolonge en été[1] ?


nous ne confondons pas dans nos éloges la beauté des vers et la beauté de la pensée ; et nous ne disons pas au même point de vue que l’harmonie est belle et que l’expression est rationnelle.

CHAPITRE XII.
LA RAISON A INVENTÉ TOUS LES ARTS. — COMMENT ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS LES MOTS, LES LETTRES, LES NOMBRES. — DISTINCTION DES LETTRES, DES SYLLABES ET DES MOTS. — ORIGINE DE L’HISTOIRE.

35. Déjà donc voilà trois espèces de choses où la raison a visiblement laissé son empreinte. La première comprend les actions rapportées à une fin déterminée ; la seconde, les paroles ; et la troisième l’agrément. Dans la première, la raison nous avertit de ne rien faire témérairement ; dans la seconde, d’enseigner la vérité ; dans la troisième, de contempler avec bonheur. La première a rapport aux mœurs ; les deux autres, aux arts et aux sciences dont nous nous occupons actuellement.

En effet, la partie raisonnable de nous-mêmes, celle qui fait usage de la raison pour produire ou imiter des œuvres rationnelles, s’aperçut que naturellement l’homme devait vivre en société avec ceux qui comme lui avaient la raison en partage. Mais aucune société humaine ne peut solidement s’établir sans le langage, sans ce moyen de communiquer les pensées et les sentiments. Il fallut donc donner aux choses des noms, c’est-à-dire fixer des sons pour les exprimer. On ne peut voir l’esprit d’autrui ; mais le langage en frappant les sens devait unir les âmes.

Cependant on ne pouvait percevoir les paroles des absents ; la raison imagina les lettres, ces caractères qui représentent, sans les confondre, tous les sons formés par le mouvement de la langue et de la bouche. Mais comment parler et écrire en restant dans un vague immense, en ne déterminant rien ? C’était impossible, cette impossibilité même fit remarquer l’utilité du calcul ; or, cette invention de l’écriture et du calcul donna naissance à la profession des copistes et des calculateurs. On était comme à l’enfance de la grammaire, ou, comme dit Varron, aux « éléments des lettres, litterationem. » Je ne suis pas assez sûr, pour le moment, du terme qui correspond dans la langue grecque à l’expression latine.

36. La raison observa ensuite des différences entre les émissions de voix qui formaient le langage et que représentait l’écriture. Les unes, malgré la variété de leurs inflexions, demandaient qu’on ouvrît peu la bouche ; simples et faciles, elles s’en échappaient sans effort : d’autres exigeaient que l’on comprimât diversement les lèvres, tout en produisant un son : il en était enfin qui ne pouvaient se produire qu’au moyen des premières. De là et dans le même ordre, les lettres nommées voyelles, semi-voyelles et muettes.

Vinrent ensuite la distinction des syllabes, et la distribution des mots en huit espèces, avec leurs formes particulières. Plus tard on remarqua avec habileté et pénétration, les figures, la pureté du langage, la liaison des mots entre eux. Loin d’oublier le nombre et la mesure, la raison s’appliqua encore à étudier la quantité des mots et des syllabes ; elle reconnut que la prononciation des unes demandait un temps simple, celle des autres un temps double, et qu’ainsi les premières étaient brèves, que les secondes étaient longues. Elle prit note de tout cela, en forma des règles déterminées.

37. La science de la grammaire pouvait être considérée comme complète. Mais son nom même signifie qu’elle revendique l’enseignement des lettres, ce qui parmi nous l’a fait nommer littérature. Aussi fallut-il lui attribuer encore les faits confiés aux lettres, comme dignes de passer à la mémoire de la postérité : ce fut l’histoire. L’histoire n’était pour elle qu’un nom de plus ; mais quelle infinie variété de choses embrassait ce nom ! Plus fertile en soucis que remplie d’agréments et de vérités, l’histoire donne plus

  1. Virg. Géorg. liv. II, vers. 480, 482.