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DE L’ORDRE.

nemis, et le fardeau de leur haine, comme il l’appelait ; ce n’est pas dire qu’il aurait manqué de ces vertus, si Catilina n’eût point menacé la république de sa ruine. C’est par elle-même et non par des œuvres semblables, que l’on doit apprécier la vertu même dans l’homme, et à combien plus forte raison en Dieu, si toutefois la difficulté de comprendre et de s’exprimer permet d’établir ici quelque comparaison. Car afin de nous montrer qu’il a toujours été juste, Dieu ne différa point de rendre à chacun ce qu’il méritait aussitôt que le mal exista, et qu’il dut le séparer du bien. Il n’avait point alors à apprendre la justice, mais à en user, car elle a toujours été en lui.

23. Licentius et ma mère l’ayant approuvé dans leur extrême embarras : Eh bien ! dis-je, Licentius, qu’en penses-tu ? Où est ta grande proposition, que rien ne se fait en dehors de l’ordre ? Car, si le mal a été fait, ce n’est point par l’ordre de Dieu, mais il a été enfermé dans cet ordre après avoir été produit. Celui-ci étonné, et voyant avec peine une bonne cause lui échapper des mains si subitement : Assurément, reprit-il, je soutiens que l’établissement de l’ordre date de l’origine du mal. — Donc, répondis-je, ce n’est point l’ordre qui a permis le mal, puisque cet ordre n’a commencé qu’après la naissance du mal ; et alors, ou bien cette négation que nous appelons le mal a toujours existé, ou bien, si nous trouvons que le mal a commencé, comme l’ordre est le bien même, ou est issu du bien, rien jamais n’a été et ne sera jamais sans ordre. Je ne sais cependant ce qui m’était venu de meilleur, mais comme d’ordinaire, il a été emporté par l’oubli ; et, selon moi, il est dans l’ordre que cela me soit arrivé : car, ainsi le mérite l’élévation ou la direction de ma vie.

J’ignore comment, répondit-il, a pu m’échapper une pensée que je réprouve maintenant. Il n’eût pas fallu dire que le mal est né, ni que l’ordre a commencé, mais que l’ordre a toujours été en Dieu, comme Tiygétius l’a dit de la justice, et qu’il fut seulement appliqué lorsque le mal commença. — Tu retombes au même point, lui dis-je, et ce que tu refuses d’admettre demeure inébranlable. Car, soit que l’ordre ait toujours été en Dieu, soit qu’il ait commencé en même temps que le mal, il n’est pas moins vrai que le mal est né en dehors de l’ordre. Si tu m’accordes cela, tu avoues qu’en dehors de l’ordre quelque chose est possible, ce qui affaiblit et tronque ta thèse ; si tu ne l’accordes pas, alors le mal va nous paraître produit par l’ordre de Dieu, et ce sera professer que Dieu est l’auteur du mal. Est-il rien de plus détestable qu’un pareil sacrilège ? Il ne comprenait point ou feignait de ne pas comprendre ; je tournais alors et retournais mon argument dans tous les sens, mais il n’eut rien à répondre et garda le silence. — Pour moi, dit alors ma mère, je ne pense pas que rien se puisse faire en dehors de l’ordre de Dieu. Il est vrai, le mal qui est produit ne doit aucunement son origine à l’ordre, mais la justice de Dieu ne l’a point laissé sans le coordonner ; elle l’a ramené et poussé à la place qu’il doit occuper dans l’ordre.

24. Voyant alors que tous cherchaient avec ardeur, et chacun selon ses forces, à connaître Dieu, mais ne suivaient point cet ordre dont nous traitions, et qui conduit à l’intelligence de cette ineffable majesté : Je vous en prie, leur dis-je, si, comme je le vois, vous tenez fortement à l’ordre, ne souffrez point que la précipitation nous jette dans le désordre. Une raison secrète promet de nous démontrer que rien ne se fait en dehors de l’ordre ; cependant, si nous entendions un maître d’école essayant d’apprendre à un enfant à syllaber avant de lui avoir fait connaître les lettres, je ne dis pas qu’il faudrait en rire comme d’un fou, mais nous opinerions qu’il doit être lié comme un furieux, uniquement pour n’avoir pas suivi l’ordre de l’enseignement. Qui doute que des choses semblables ne soient faites souvent par les hommes sans expérience qui font la réprobation et la risée des hommes instruits, et par des insensés qui n’échappent pas toujours à la censure des sots ? Néanmoins, toutes ces actions que nous appelons perverses, ne sont point en dehors de l’ordre divin ; c’est ce qu’une science profonde, dont le vulgaire est bien éloigné de soupçonner l’idée, promet de démontrer aux esprits studieux qui n’aiment que Dieu et les âmes, et de démontrer de façon à produire en eux une certitude qui défie la certitude mathématique.