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DE L’ORDRE.


et comment prouve-t-on son immortalité ? L’ordre ne demande-t-il pas que l’on étudie ces problèmes ? Il le demande certainement ; nous en dirons bientôt quelques mots si le temps le permet. En ce moment je me contenterai de vous dire : Celui qui, témérairement et sans coordonner ses connaissances, ose se jeter dans l’étude de ces questions, fait preuve de curiosité plus que de zèle, de crédulité plus que de science, d’incertitude même plus que de prudence. Aussi j’ignore d’où a pu vous venir cette justesse et cette précision, que je suis forcé de reconnaître dans les réponses que vous venez de faire à mes questions. Voyons cependant jusqu’où peut aller le travail de votre esprit. Que Licentius nous rende aussi sa parole : si longtemps occupé de je ne sais quelle idée, il est tellement étranger à cet entretien, qu’il lira tout ceci, je pense, comme ceux de nos amis qui sont absents. Reviens à nous, Licentius, et sois-y tout entier, je t’en conjure, c’est à toi que je parle. Tu as approuvé ma définition quand j’ai dit ce que c’est qu’être en Dieu, et autant qu’il m’en souvienne, tu as voulu me prouver que l’esprit du sage demeure immobile en Dieu.

18. Mais voici pour moi une difficulté : ce sage vivant parmi les hommes et y demeurant en corps, on ne saurait le nier, comment se peut-il que ce corps aille deçà et delà et que l’esprit demeure immobile ? Tu peux dire, il est vrai, qu’un vaisseau se meut et que les hommes qu’il renferme sont en repos, quoique ceux-ci, nous l’avouons, le maîtrisent et le gouvernent. Mais ne le dirigeassent-ils que de la pensée, et le fissent-ils aller ainsi au gré de leurs désirs, quand le vaisseau est en mouvement, ceux qui le montent ne peuvent eux-mêmes éviter le mouvement. — L’esprit, dit Licentius, n’est point dans le corps, soumis aux ordres du corps. — Je ne le dis pas non plus, répondis-je, mais le cavalier, à son tour, n’est pas sur le cheval pour en recevoir la loi ; et néanmoins tout en faisant marcher le cheval à son gré, il faut qu’il en subisse le mouvement. — Mais il peut, reprit-il, rester immobile sur ce cheval. — Tu nous forces, lui dis-je, à définir le mouvement ; mais si tu le peux, définis-le toi-même. — Continue, reprit-il, à me rendre service, car je persiste dans ma demande, et pour t’éviter la peine de me l’adresser de nouveau, si je peux définir je le déclarerai quand j’en serai capable.

À ces paroles, un serviteur, que nous avions chargé de cet office, accourut pour nous dire que l’heure du dîner était arrivée. Ce serviteur, dis-je alors, nous force non pas à définir le mouvement, mais à le montrer aux yeux. Allons donc, passons de ce lieu dans un autre ; le mouvement n’est que cela, si je ne me trompe. On rit et nous partîmes.


CHAPITRE VI.
DEUXIÈME DISCUSSION. — L’ESPRIT DU SAGE EST IMMOBILE.

19. Après le repas, comme des nuages couvraient le ciel, nous allâmes nous asseoir, à l’ordinaire, dans la salle des bains. Ainsi donc, dis-je à Licentius, tu accordes que le mouvement n’est que le passage d’un lieu dans un autre ? — Je l’accorde, répondit-il. — Tu accordes aussi, repris-je, que nul n’est dans un lieu où il n’était pas d’abord sans avoir fait un mouvement ? — Je ne comprends pas. — Si, dis-je, une chose, qui était d’abord en un lieu, est maintenant dans un autre, n’est-ce point parce qu’il y a eu mouvement ? Il l’accorda. Donc, repris-je, le corps vivant d’un sage pourrait être maintenant ici avec nous, et son esprit ailleurs ? — Il le pourrait. — Quand même il s’entretiendrait avec nous et nous enseignerait quelque chose ? — Quand même il nous enseignerait la sagesse, reprit-il, mais je ne dirais point que son esprit est avec nous, il serait plutôt avec lui-même. — Alors il ne serait point dans son corps ? — Non, reprit-il. — Je poursuivis : Ce corps sans son esprit ne serait-il pas mort ? et je parlais d’un corps vivant. — Je ne sais, dit-il, comment m’expliquer : je ne sais point comment le corps d’un homme peut être vivant si l’âme n’est point en lui ; et en quelque lieu du monde que soit le sage, je ne puis dire que son âme ne soit point avec Dieu. — Je vais, repris-je, te mettre en état de l’expliquer. C’est probablement parce que Dieu est partout, que partout où le sage puisse aller, il trouve Dieu et peut être avec lui. Ainsi nous pourrions dire et qu’il passe d’un lieu à l’autre, ce qui est le mouvement, et que néanmoins il est constamment avec Dieu. — J’avoue, répondit-il, que le corps passe d’un lieu à l’autre, mais je le nie quant à l’esprit que nous avons appelé sage.