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DE L’ORDRE.

plus loin parmi les hommes, n’y verra-t-on pas un événement sur lequel, un grand devin, un Chaldéen consulté, aura su répondre bien avant qu’il n’arrive ? Et s’il l’avait annoncé, ne passerait-il pas pour un homme divin ? n’obtiendrait-il pas les applaudissements des hommes, sans que néanmoins personne osât lui demander pourquoi une feuille est tombée, ou si c’est un rat égaré qui a voulu troubler le repos d’un homme endormi ? Quelqu’un de ces devins n’a-t-il jamais fait de semblables prédictions ? soit spontanément, soit sous le coup de la violence ? Or, s’il venait à prédire que tu feras de tout ceci un livre qui ne sera point sans mérite, et s’il voyait qu’il en sera nécessairement ainsi, autrement, en effet, il ne pourrait l’assurer, sans aucun doute les effets produits par une feuille que le vent emporte dans les champs, et par le dernier des animaux dans une maison, appartiendront, aussi nécessairement à l’ordre, que les lettres à ton livre. Car elles représentent des paroles qui ne te seraient point venues en pensée, et n’eussent pu sortir de ta bouche pour aller à la postérité, sans les accidents d’une aussi mince valeur que ceux-là. Donc, je t’en supplie, que l’on ne me demande plus pourquoi chaque chose a lieu. Il nous suffit que rien n’arrive, que rien ne se produise sans qu’une cause ne l’ait ou produit ou mis en mouvement.


CHAPITRE VI.
L’ORDRE EMBRASSE TOUT.

15. On voit bien, jeune homme, répliquai-je, que tu ignores combien l’on a écrit et quels hommes ont écrit contre la divination. Mais dis-moi maintenant, non pas si quelque chose arrive sans cause, car je le vois, tu ne veux point répondre à cette question, mais si cet ordre dont tu t’es fait le défenseur te paraît un bien ou un mal. Alors d’un ton mécontent : Tu n’as pas, dit-il, posé la question de manière que je puisse répondre ni oui ni non ; je vois ici un certain milieu, et l’ordre ne m’apparaît ni un bien ni un mal. Mais du moins, dis-je, que regardes-tu comme contraire à l’ordre ? Rien, répliqua-t-il ; comment y aurait-il quelque chose de contraire à ce qui occupe tout et embrasse tout ? Tout ce qui serait contraire à l’ordre serait nécessairement en dehors de l’ordre ; et je ne vois rien en dehors de l’ordre. Donc il ne faut pas croire qu’il y ait rien de contraire à l’ordre. Est-ce donc, dit Trygétius, que l’erreur n’est pas contraire à l’ordre ? Nullement, répondit-il, car je ne vois personne errer sans une cause, et l’enchaînement des causes est du ressort de l’ordre. L’erreur elle-même non-seulement provient d’une cause, mais produit encore un effet dont elle est ainsi la cause. C’est pourquoi n’étant point en dehors de l’ordre, elle ne peut lui être contraire.

16. Trygétius se taisait, et moi je ne pouvais contenir mes transports, en voyant ce jeune homme, fils de mon plus cher ami, devenir aussi mon fils, s’élever même et grandir devant moi, jusqu’à la hauteur d’un ami véritable. Lui dont les goûts ne m’avaient donné aucun espoir qu’il arriverait même à une médiocre littérature, s’élançait, et d’un seul bond, jusqu’au cœur de la philosophie, où d’un regard, il avait vu son domaine. Pendant que je l’admire en silence, et que je cherche comment le féliciter, il s’écrie soudain, comme inspiré : Ô si je pouvais dire ce que je veux ! Paroles, paroles, je vous adjure, où êtes-vous ? Accourez ; oui, le bien et le mal sont dans l’ordre. Croyez-en à votre gré ; car je ne sais comment vous l’expliquer.


CHAPITRE VII.
DIEU N’AIME PAS LE MAL, ET CEPENDANT LE MAL
ENTRE DANS L’ORDRE.

17. J’admirais et me taisais. Mais Trygétius le voyant devenu plus affable, comme après une ivresse dissipée, et rendu à la conversation : Ce que tu avances, Licentius, dit-il, paraît absurde et très-éloigné de la vérité. Mais je t’en prie, écoute-moi un instant, et ne me trouble point par tes cris. Dis ce que tu voudras, répondit celui-ci, mais je ne crains pas que tu m’enlèves ce que je vois, ce que je tiens presque. Fasse le ciel, reprit Trygétius, que tu ne dévies point de cet ordre que tu défends, et que tu ne t’emportes pas contre Dieu ! avec si peu de souci, j’adoucis l’expression. Dire que le mal est contenu dans l’ordre, quoi de plus impie ? car n’en doutons pas, Dieu aime l’ordre. Il l’aime véritablement, répondit Licentius ; l’ordre émane de lui ; il est avec lui ; et si l’on peut dire quelque chose de mieux