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DE L’ORDRE.

prie, car mon esprit est à un bien autre sujet. — Mais moi, craignant vivement que, absorbé par la poésie, il ne fût rejeté loin de la philosophie : ma colère s’allume, lui dis-je, quand tu poursuis en chantant et en hurlant ces vers de toutes mesures ; ils vont élever entre toi et la vérité un mur plus épais qu’entre tes amants fabuleux : ceux-ci au moins soupiraient l’un après l’autre à travers les fentes de la muraille. — Licentius avait entrepris alors de chanter Pyrame[1].

9. — Comme j’avais parlé d’un ton plus sévère qu’il ne s’y attendait, il se tut un moment. Pour moi, laissant là l’entretien commencé, j’étais rentré en moi-même, pour ne pas occuper inutilement et maladroitement un homme si préoccupé. — Mais lui : « À mes yeux, dit-il, je suis aussi malheureux qu’une souris ; » j’ai aussi raison de le dire, qu’on le dit dans Térence. Mais aussi il m’arrivera probablement le contraire de ce qu’il ajoute. « Aujourd’hui je suis perdu[2] » a-t-il dit, et moi c’est aujourd’hui peut-être que je serai retrouvé. Si vous ne méprisez pas les augures que la superstition tire des rats, si le bruit que j’ai fait a été pour ce rat ou cette souris un avertissement qui vous a fait connaître que j’étais éveillé ; s’il y a sagesse à rentrer dans sa chambre, à reposer en soi-même ; pourquoi à mon tour le bruit de ta voix ne m’avertirait-il pas de philosopher plutôt que de chanter ? Car c’est là notre vraie et inébranlable demeure, comme j’ai commencé à le croire sur les preuves que tu en donnes chaque jour. Si donc ce n’est pas t’importuner et si tu le juges à propos, demande-moi ce que tu voudras ; je défendrai de tout mon pouvoir l’ordre des choses, et je soutiendrai que rien ne se peut faire en dehors de lui. Je l’ai tellement conçu, tellement gravé dans mon esprit que, dussé-je être vaincu dans cette discussion, je n’attribuerai pas ma défaite à la témérité, mais à l’ordre même ; et ce ne sera point l’ordre, mais Licentius qui sera vaincu.


CHAPITRE IV.
RIEN ABSOLUMENT NE SE FAIT SANS CAUSE.

10. Je revins donc à eux avec une joie nouvelle. Que t’en semble, dis-je à Trygétius ? J’incline beaucoup pour l’ordre, dit-il, mais je suis encore incertain, et je désire qu’un sujet d’une telle importance soit discuté très-sérieusement. Laisse à cette autre partie tes propensions, dis-je, car s’il te reste des incertitudes, tu as, je crois, cela de commun avec Licentius et avec moi. Pour moi, dit Licentius, je suis assuré de ce sentiment. Pourquoi craindrais-je de détruire, avant qu’elle soit entièrement élevée, cette muraille dont tu as fait mention ? Car, à vrai dire, la poésie ne saurait me détourner de la philosophie, autant que le désespoir de trouver la vérité. Alors Licentius, avec l’accent de la joie : Bonheur inattendu, s’écria-t-il, Licentius n’est plus académicien ! D’ordinaire il les défendait très chaleureusement. Mais lui : Silence là-dessus pour le moment, dit-il ; je ne veux pas que ce souvenir dangereux me ravisse et m’arrache à ce je ne sais quoi de divin qui a commencé de se montrer à moi, et à quoi je me suspens avec avidité. — Sentant alors en moi un bonheur plus grand que je n’osai jamais le désirer, je prononçai ce vers avec transport : « Plaise au Père des Dieux, plaise au grand Apollon, que tu commences[3] ! » lui-même nous conduira « si nous le suivons où il nous ordonne d’aller et où il veut nous fixer ; c’est lui qui nous en donne l’augure et qui pénètre nos esprits[4]. » Celui-là n’est pas en effet le grand Apollon que stimule, dans les cavernes, dans les montagnes, dans les forêts, la vapeur de l’encens ou le désastre des troupeaux, et qui s’empare des insensés ; mais il en est un tout autre, et cet autre est grand, véridique ; pourquoi des paroles ambiguës ? C’est la Vérité même, et il a pour poètes tous ceux qui peuvent être sages. Commençons donc, Licentius ; appuyés sur la piété que nous pratiquons, étouffons sur nos pas le feu dévorant des fumeuses convoitises.

11. Eh bien ! questionne, dit-il, je t’en supplie, tes paroles et les miennes suffiront peut-être pour expliquer ce je ne sais quoi de si grand. Réponds-moi d’abord, répliquai-je : d’où vient que cette eau ne te paraît point couler ainsi au hasard, mais avec ordre ; qu’elle coule dans de petits conduits de bois et qu’elle soit destinée à nos besoins, cela peut tenir à l’ordre : c’est le travail d’hommes agissant avec raison ; ils ont voulu que dans le même courant on pût boire et se laver, comme le réclamaient les besoins des lieux parcourus. Mais si ces feuilles, comme

  1. Les amours de Pyrame et de Thisbé.
  2. Térence, Eunuq. act. 5, scène 6.
  3. Énéid. liv. X ; 864-875.
  4. Ibid. liv. III, 88-89.