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DE L’ORDRE.

verselle nous fait admirer dans chaque objet particulier, et où n’est pour rien l’industrie humaine.

Mais ce qui est plus gros de questions, c’est que les membres d’un insecte soient admirablement disposés et distingués entre eux, tandis que la vie de l’homme est troublée par l’incessante agitation de tempêtes sans nombre. Ainsi un homme dont la vue serait assez rétrécie pour n’embrasser du regard sur un parquet de marquetterie que le module d’un seul carreau, accuserait l’ouvrier d’avoir ignoré la symétrie et les proportions ; incapable d’embrasser dans l’ensemble et dans les détails, ces emblèmes qui concourent à l’unité d’un beau tableau, il prendrait pour un désordre la variété des pierres précieuses. Il n’en est pas autrement de certains hommes peu instruits. Dans l’impuissance où est leur faible esprit d’embrasser et d’envisager la liaison et l’harmonie universelles, ils s’imaginent, quand ils sont blessés d’une chose qui a pour eux de l’importance, que c’est un grand désordre dans l’univers.

3. La principale cause de cette erreur, c’est que l’homme est inconnu à lui-même. Et pour se connaître il a besoin de s’habituer longtemps à se retirer de ses sens[1], à replier son esprit sur lui, à se maintenir à l’intérieur. Ceux-là seuls y parviennent qui cautérisent dans la solitude les plaies de certaines opinions dont nous frappe journellement le cours de la vie, ou qui les guérissent par le secours des études libérales.


CHAPITRE II.
L’OUVRAGE DÉDIÉ À ZÉNOBIUS. —
PERSONNAGES DU DIALOGUE.

Ainsi rendu à lui-même l’esprit comprend la beauté de l’univers, qui tire principalement son nom de l’unité. C’est pourquoi cette beauté ne saurait être contemplée par l’âme qui se jette à tant d’objets, et dont l’avidité ne produit que l’indigence, et qui ne sait qu’on ne peut y échapper qu’en se séparant de la multitude. Par multitude, je n’entends pas celle des hommes, mais bien la multitude de tout ce qu’atteignent les sens.

Rien d’étonnant que plus nous voulons embrasser, plus est grande notre disette. Quelque étendu que soit un cercle, tu y trouves un milieu où tout converge, et que les géomètres appellent centre ; et quoique toutes les parties de la circonférence se puissent diviser à l’infini, il n’y a cependant que le point central qui soit à égale distance des autres points et qui les domine également, parce qu’il a sur eux un droit égal. Sors de là pour te jeter d’un côté ou d’un autre, tu perds le tout en cherchant les parties. De même l’esprit qui se répand en dehors de soi, divague en une certaine immensité, et se livre en proie à une mendicité réelle. Sa nature exige qu’il cherche partout l’unité, et la multitude ne permet pas qu’il la rencontre.

4. Mais que signifie ce que je viens de dire ? Quelle est la cause des errements de notre esprit ? Comment, toutes les choses concourant à l’unité et se trouvant parfaites en elles-mêmes, doit-on néanmoins fuir le péché ? Tu le comprendras sûrement, mon cher Zénobius. Je connais assez ton génie, ton âme éprise de toute beauté, exemple de toute souillure et de toute passion désordonnée. Ce gage d’une sagesse à venir, prescrit en toi au nom du droit divin, contre les convoitises funestes, et l’attrait des fausses voluptés ne te fera point abandonner les intérêts propres ; ce serait une prévarication dont la honte ne pourrait être surpassée non plus que le danger. Tu comprendras donc tout cela, crois-moi, quand tu te seras appliqué à l’étude dont l’effet est de purifier et de cultiver notre esprit, incapable sans elle de recevoir la divine semence.

L’ensemble et la nature de ces études, l’ordre qu’elles exigent, ce que la raison promet aux hommes purs et studieux, quelle vie mènent ici tes amis, et quel fruit nous procure un honnête repos, ces livres, je l’espère, te l’apprendront. Ton nom nous les rendra plus chers encore que notre travail, surtout si par un choix meilleur, tu veux te soumettre à cet ordre qui fait le sujet de cet ouvrage, et t’y conformer pleinement.

5. Des douleurs d’estomac m’ayant forcé à déserter ma chaire, moi qui, tu le sais, même sans y être ainsi contraint, cherchais à me réfugier au sein de la philosophie, je me suis retiré aussitôt à la villa de notre cher Vérécundus. Te dirai-je quel plaisir il en éprouve ? Tu sais son incomparable bienveillance envers tous, et particulièrement envers nous. Nous dissertions entre nous sur tout ce qui nous pa-

  1. Rét. liv. I, chap. 3, n. 2.