DE LA VIE BIENHEUREUSE[1]
CHAPITRE PREMIER.
1. Si, pour arriver à ce port de la philosophie qui mène l’homme au séjour et sur le sol de la vie bienheureuse, nous n’avions pour guides que notre raison et notre volonté, peut-être ne m’avancerais-je pas trop en te disant, ô noble cœur et grand esprit, Théodore, que bien moins d’hommes encore qu’à présent y parviendraient. Et pourtant aujourd’hui même, nous le voyons, qu’ils sont rares et peu nombreux ceux qui y parviennent. Puisque c’est Dieu, ou la nature, ou la nécessité, ou notre volonté, ou la réunion de quelques-unes de ces causes, ou le concours de toutes ces causes à la fois (grand mystère que tu as déjà entrepris de creuser), qui nous a jetés pour ainsi dire au hasard et çà et là sur la mer orageuse de ce monde, combien peu d’hommes pourraient savoir par eux-mêmes où il faut tendre, où il faut retourner sur ses pas, si parfois, malgré leurs désirs et leurs efforts, quelqu’une de ces tempêtes, que l’irréflexion appelle des malheurs, ne les poussait, dans leur course aveugle et vagabonde, vers ces bords tant désirés.
2. Les navigateurs, capables d’aborder au port de la philosophie, peuvent, selon moi, se diviser en trois classes. Ce sont d’abord ces hommes, qui, dès l’âge de raison, prennent un léger essor, donnent quelques coups de rames et vont s’abriter dans ce port tranquille où ils dressent quelque fanal étincelant pour rappeler leur course facile, pour avertir, autant que possible, leurs concitoyens, pour guider leurs efforts, pour les amener auprès d’eux. Dans la seconde classe de navigateurs, toute différente de la première, il faut ranger ces hommes qui, déçus par le calme apparent de l’élément perfide, se sont décidés à s’avancer au milieu des flots, qui s’aventurent loin de leur patrie et qui souvent en perdent le souvenir. Ce vent perfide, qu’ils croient favorable, continue-t-il par nasard à pousser leur navire, ils descendent au fond du gouffre des misères humaines, ivres d’orgueil et de joie, parce que les voluptés et les honneurs les caressent de leurs fallacieux sourires. À ces hommes que faut-il souhaiter sinon quelques revers, au milieu de cette fortune qui les berce, et, dans le cas où ces revers ne suffiraient pas, quelque bonne tempête et un vent contraire qui les poussent vers les joies certaines et solides, même en leur arrachant des larmes et des gémissements ? Pourtant la plupart de ces navigateurs, ne s’étant pas aventurés trop loin, ne sont pas