Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome II.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il est nécessaire que la tempérance soit prudente, forte et juste, et que la justice n’est pas la justice si elle n’est pas prudente, forte et tempérante. De sorte que là où se trouve l’une d’elles, les autres s’y trouvent également ; là au contraire où les autres manquent, celle que l’on croit voir n’est pas véritable, quoiqu’elle ait les apparences d’une vertu.

6. Car il y a, vous le savez, certains défauts ouvertement contraires aux vertus, comme l’imprudence à la prudence. Il y en a quelques-uns qui sont contraires aux vertus, uniquement parce qu’ils sont des défauts, quoiqu’ils aient avec elles une fausse ressemblance : il en est ainsi, non pas de l’imprudence, mais de la finesse à l’égard de la prudence. J’entends ici la finesse comme on l’entend le plus souvent, en mauvaise part, et non pas dans le sens de l’Écriture qui souvent la recommande : « Soyez fins comme les serpents[1] ; » et encore : « pour que la finesse soit donnée aux innocents[2]. » Un éloquent écrivain de la langue romaine a pris la finesse en bonne part quand il a dit en parlant de Catilina : « La finesse ne lui manquait point pour pénétrer les desseins ennemis ni l’artifice pour s’en préserver ; » mais ce sens-là, très-rare parmi les auteurs anciens, est très-fréquent parmi les nôtres. De même, pour ce qui concerne la tempérance, la prodigalité est ouvertement contraire à l’économie ; et la sordide avarice qui est un vice, a quelque chose de semblable à l’économie, non pas dans sa nature, mais par une trompeuse apparence. Ainsi, par une différence manifeste, l’injustice est contraire à la justice ; mais le désir de se venger se présente d’ordinaire comme une imitation de la justice ; c’est pourtant un vice. La lâcheté est très-clairement contraire à la force ; mais la dureté, qui en est loin par sa nature, en prend les dehors. La constance est une certaine portion du courage ; l’inconstance en est bien loin et c’est tout l’opposé ; mais l’opiniâtreté affecte des airs de constance et n’en est pas ; celle-ci est une vertu, l’autre un défaut.

7. Pour ne pas citer les mêmes choses, choisissons un exemple qui puisse nous aider à comprendre tout le reste. Catilina, comme en ont écrit ceux qui ont pu le connaître, pouvait supporter le froid, la soif, la faim ; il endurait les privations, les intempéries, les veilles à un point qui surpassait toute croyance, et à cause de cela il se regardait et on le regardait comme un homme doué d’une grande force[3]. Mais cette force n’était pas prudente, car il choisissait le mal au lieu du bien ; elle n’était pas tempérante, car il se souillait par les plus honteuses débauches ; elle n’était pas juste, car il conjurait contre sa patrie. C’est pourquoi cette force n’en était pas une ; c’était de la dureté : pour tromper les sots, elle prenait le nom de la force. Si c’eût été de la force, c’eût été une vertu, et non pas un vice ; mais si c’était une vertu, les autres la suivraient toujours comme des compagnes inséparables[4].

8. Maintenant si on entreprend de montrer que tous les vices se trouvent là où il y en a un, et qu’il n’y aura pas de vices là où l’un manquera, ce sera une tâche laborieuse, parce qu’il y a toujours deux vices opposés à une vertu, celui qui lui est ouvertement contraire et celui qui affecte de lui ressembler. Ainsi chez Catilina on voyait bien ce que c’était que cette fausse vertu qu’il donnait pour de la force et qui n’en était pas, car il n’avait point avec lui les autres vertus : toutefois, on persuaderait difficilement qu’il y eût de la lâcheté là où se rencontrait l’habitude de tout supporter, il un point qui surpasse toute croyance. Mais peut-être, en regardant plus à fond, cette dureté elle-même paraîtra de la lâcheté, parce que Catilina avait négligé de travailler par les bons moyens à acquérir la vraie force. Cependant ceux-là sont audacieux qui ne sont pas timides, et ceux-là sont timides auxquels manque l’audace, et des deux côtés il y a un vice ; car celui qui est fort de la vraie force n’ose pas avec audace et n’a pas peur à la légère. Nous sommes donc forcés d’avouer que les vices sont en plus grand nombre que les vertus.

9. Parfois il arrive qu’un vice en fait partir un autre ; ainsi l’amour de l’argent s’enfuit devant l’amour de la gloire. Une autre fois un vice s’en va et fait place à plusieurs autres ; ainsi un homme intempérant qui deviendra sobre pourra obéir aux inspirations de l’avarice et de l’ambition. Des vices peuvent donc succéder à des vices, et non à des vertus ; nouveau motif de soutenir que leur nombre est plus grand. Pour la vertu, du moment qu’elle se montre, les autres la suivent, et tous les vices qui étaient là s’éloignent ; car tous ne s’y trouvaient pas, mais se succédaient, tantôt à

  1. Matth. X, 16.
  2. Prov. I, 4.
  3. Sallust. Guerre de Catilina.
  4. On ne pourrait pas non plus accuser Catilina de lâcheté après avoir vu sa mort dans le récit de Salluste.