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chapitre dixième.

serviteurs de Dieu, avait soin de ne pas aller aux lieux qui n’avaient pas d’évêque. « Et je faisais cela autant que je le pouvais, dit Augustin, pour opérer mon salut dans une humble retraite, craignant de me mettre en péril en me plaçant dans de hautes positions. Je me rendis donc à Hippone pour voir un ami que j’espérais pouvoir gagner à Dieu et amener à notre monastère. J’allai là, me croyant en sûreté, parce que la ville d’Hippone avait un évêque. J’y arrivai avec les vêtements que je portais dans ma solitude. »

Lorsque arriva le jour de la cérémonie, son trouble fut extrême. Pendant qu’il recevait l’onction et les pouvoirs sacrés, d’abondantes larmes s’échappaient de ses yeux. Des gens qui ne comprenaient point ce qu’il y avait d’admirable dans ces larmes, ou plutôt qui en ignoraient la cause, croyaient y voir une sorte de regret de ne pas monter tout de suite au premier rang des honneurs ecclésiastiques : ils donnaient à Augustin des consolations qui étaient bien loin d’adoucir sa douleur intérieure. La vue du fardeau sacerdotal le remplissait d’un saint effroi, d’une inquiétude profonde, que des interprétations grossières transformaient en je ne sais quel mécompte d’ambition.

Augustin avait trente-sept ans quand il fut ordonné prêtre. Dans ces premiers temps chrétiens, l’Église, dont les besoins étaient si grands, faisait quelquefois arriver d’un seul pas un laïque au sacerdoce. Remarquons aussi qu’Augustin, quoique originaire de Thagaste, fut attaché à l’Église d’Hippone ; il n’appartenait à l’Église de Thagaste par aucun degré de la cléricature, et l’usage qui prescrit aux évêques de ne conférer les saints ordres à un sujet étranger qu’avec l’autorisation de l’évêque de son diocèse, s’est établi plusieurs siècles plus tard[1]. L’Église d’Hippone avait donc le droit de prendre Augustin, et, grâce à ce nouveau prêtre, elle sera couronnée dans les siècles d’une immense gloire. La cité d’Hippone, à cinquante lieues à l’ouest de Carthage, à quarante lieues au nord-est de Constantine, avait été jusque-là assez peu illustre, malgré son surnom de Royale[2] et la prédilection des anciens rois de Numidie. Quelques rares souvenirs chrétiens s’y rattachaient. Au nombre des évêques du concile de Carthage, au temps de saint Cyprien, on trouve Théogène d’Hippone, qui souffrit le martyre sous Valérien ; Hippone avait une église dédiée à saint Théogène. On citait un saint Léonce, évêque de cette ville. Elle possédait une église des vingt martyrs, où les catholiques honoraient la mémoire des courageux confesseurs de la religion qui avaient laissé à leur pays l’exemple d’une grande foi. Mais c’est Augustin qui devait placer le nom d’Hippone parmi les noms les plus illustres de la terre.

La ville d’Hippone, de trois quarts d’heure de circonférence, était bâtie moitié en plaine, moitié sur deux mamelons ; elle avait pour principaux monuments la Basilique de la Paix, les Thermes de Sosius et le château, à la fois palais et forteresse, qui couronnait le plus important des deux mamelons ; deux rivières la baignaient, le Sebus, aujourd’hui la Seybouse, et une autre moins considérable que les Arabes nomment Abou-Gemma (le Père de l’Église ou de la Mosquée). L’Abou-Gemma, qui fait le tour du pays d’Hippone avant de se jeter dans la mer, passe au nord de l’ancienne cité, sous un pont romain dont les onze arches sont encore debout ; les Français, en réparant ce pont, l’ont blanchi et lui ont ainsi enlevé la vénérable teinte des siècles. La Seybouse[3], aux flots jaunes comme les flots du Tibre, arrive de la plaine du côté du midi et devient plus paisible et plus profonde à mesure qu’elle approche ; en face de l’antique ville, elle a vingt-cinq pieds d’eau, ce qui prouve que les Romains avaient creusé son lit pour faire de la Seybouse comme un port intérieur d’Hippone, sans compter le port de mer maintenant ensablé, où n’apparaissent que de petits bateaux corailleurs. La rive gauche de la Seybouse offre de fréquentes traces du quai romain. Les nombreux vestiges de construction ancienne qui se montrent vers le nord, au delà de l’Abou-Gemma, attestent que la cité s’étendait jusque sur ce point. La colline appelée par les Arabes Colline Rouge, à cause de la couleur de quelques parties du terrain, servait de limite à Hippone du côté du midi. La nécropole s’étendait., hors la ville, sur la rive droite de la Seybouse, dans un espace où nous avons retrouvé des urnes, des vases lacrymatoires et des lampes. Hippone avait devant elle, à l’orient, la mer immense ; au nord-est, les collines boisées où s’élèvent maintenant la

  1. Tillemont.
  2. Hippo-Regius. On l’appelait Hippone la Royale pour la distinguer d’une autre Hippone appelée Hippo-Zarrytes ou Diarrytes, située sur la côte d’Afrique, dans la province proconsulaire.
  3. Voir notre Voyage en Algérie, Études africaines, chap. 26.