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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

marque les deux voies de l’autorité et de la raison pour arriver à la vérité. En suivant l’autorité on suit encore la raison, dit expressément ce grand homme, lorsque l’on considère qui l’on doit croire. La raison est un magnifique auxiliaire pour monter des choses visibles aux invisibles, des choses temporelles aux éternelles. Il ne faut pas que la beauté, l’ordre, l’admirable harmonie de la création soit pour nous un spectacle inutile, objet d’une curiosité passagère. La vue de ces choses doit nous servir comme d’un degré pour passer aux choses immortelles. Demandez-vous d’abord quelle est cette âme qui vit et connaît cet univers ; elle doit être plus excellente que le corps, puisqu’elle lui donne la vie. Quelque grande, quelque vaste ou brillante que puisse être une créature purement corporelle, elle ne mérite pas beaucoup d’estime si elle est privée de vie, car, d’après la loi de la nature, la moindre des substances vivantes est préférable à la plus parfaite des substances inanimées. Les animaux ont, comme nous, la vie et des sens ; la plupart d’entre eux ont la vue plus perçante que nous, et s’attachent plus fortement aux objets corporels ; mais nous avons la raison, qui nous rend supérieurs aux bêtes, qui nous donne la puissance de juger toutes choses, et cette puissance est la gloire et la dignité particulière de l’homme.

Les chapitres 30, 31 et 32 renferment des vues belles et profondes sur les arts, sur Dieu considéré comme vérité immuable, règle souveraine de tous les arts. Nous ne découvrons avec les yeux du corps que les plus grossières images de cette règle éternelle : l’œil de l’esprit peut seul l’entrevoir. Il est une beauté, une harmonie mystérieuse venant d’en-haut qui, à notre insu, inspire nos jugements dans les arts. Les choses nous paraissent plus ou moins parfaites, selon qu’elles se rapprochent plus ou moins du vague idéal qui vit au fond de notre âme. Les plus belles choses humaines offrent des traits et des marques de l’unité première, type éternel du beau. Cette manière de comprendre les arts leur donne une bien sublime poésie ; elle en fait comme une sorte de réminiscence du ciel.

Dans la suite de ce livre, notre auteur creuse merveilleusement les questions morales. Les lieux, dit-il, nous présentent des objets pour les aimer ; les temps nous ravissent ce que nous aimons, et laissent l’âme en proie aux fantômes. Ainsi l’âme s’inquiète et se tourmente sans cesse, s’efforçant en vain de retenir des choses qui la retiennent elles-mêmes ; Dieu l’invite à ne plus aimer ce qui ne peut l’être sans trouble et sans travail. L’humanité tomba par l’amour des créatures ; elle a achevé sa corruption par l’adoration des créatures, qui est l’idolâtrie et le panthéisme ; il faut qu’elle se relève et se guérisse par le culte du Dieu unique et l’amour de l’immuable et incorruptible beauté.

Voici une peinture du chrétien qui aime les hommes comme on doit les aimer

« Celui-là[1], tant qu’il est dans cette vie, se sert de ses amis pour témoigner sa reconnaissance, de ses ennemis pour exercer sa patience, des autres pour les aider de sa charité, et des hommes en. général pour les embrasser tous dans une même affection. Il n’aime point les choses sujettes au temps, mais il en sait mieux user. S’il ne peut être également utile à tous les hommes, il les assiste selon leurs conditions. S’il parle à un ami avec prédilection, ce n’est pas qu’il l’aime plus que le reste du monde, mais il a une plus grande confiance en lui, et trouve la porte plus souvent ouverte pour arriver à son cœur. Il traite d’autant mieux les hommes attachés aux choses du temps, qu’il en est lui-même plus dégagé. Comme il ne peut soulager tous les hommes, et qu’il les aime d’un égal amour, il manquerait à la justice s’il ne se dévouait point particulièrement à ceux avec qui il est lié : la liaison de l’esprit est plus grande que celle qui naît des lieux et des temps, mais la liaison de la charité l’emporte sur toutes[2]. Le parfait chrétien ne s’afflige de la mort de personne, parce que celui qui aime Dieu de tout son esprit sait bien que ce qui ne périt point à l’égard de Dieu ne périt point aussi à ses propres yeux. Or Dieu est le Seigneur des vivants et des morts[3].

Le chrétien ne devient point misérable par la misère des autres, comme il n’est point juste par la justice des autres ; personne ne pouvant lui ravir ni sa vertu ni son Dieu, personne aussi ne peut lui ravir sa félicité. Si parfois il est ému par le péril, l’égarement ou la douleur d’un autre, cette émotion le porte à le secourir, à le corriger, à le consoler, mais ne lui fait point perdre sa paix. La certitude d’un

  1. Chap. 47.
  2. « Sed es maxima est quæ prævalet omnibus. » Cette phrase du texte n’est pas claire. Nous avons adopté le sens qui paraît le plus naturel.
  3. Saint Paul aux Romains, V. 3.