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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

mais nous en parlons ici, parce qu’elles appartiennent particulièrement à l’année 388. Augustin s’est expliqué plus d’une fois sur la grande question de la nature des idées ; son enseignement a ouvert à la philosophie moderne une voie où sont entrés les meilleurs génies. Peu de temps avant sa conversion, il s’était nourri de Platon, de Plotin et de Porphyre ; leur spiritualisme et leur doctrine sur le monde intelligible, sur les régions invisibles, avaient pénétré fort avant dans son esprit ; toutefois l’éternité de la matière, telle qu’on la trouve dans le Timée, cette opinion si féconde en erreurs capitales, laissait un immense abîme entre l’enseignement du disciple de Socrate et l’enseignement de nos livres saints.

Il a fallu la révélation pour apprendre aux hommes le dogme si lumineux de la création du monde ; le penseur de Thagaste, éclairé par l’Écriture, a montré ce qu’aurait pu faire le penseur d’Athènes dans la même condition.

Saint Augustin philosophe, c’est Platon chrétien.

La quarante-sixième question du livre des Quatre-vingt-trois questions renferme une indication du système d’Augustin sur la nature des idées. Il les appelle certaines formes principales, raisons des choses, stables et immuables, éternelles et toujours les mêmes, renfermées dans la divine intelligence ; elles ne naissent ni ne meurent, mais elles sont le modèle de tout ce qui naît et meurt. L’âme raisonnable peut seule les voir ; elles les voit avec son œil intérieur. C’est surtout l’âme sainte et pure qui s’élève à la vision de ces idées éternelles, parce qu’elle a l’œil sain, net, et en quelque sorte semblable aux choses qu’elle s’efforce de connaître. La sagesse divine n’a pu créer que les choses bonnes et raisonnables ; ces choses-là ne peuvent exister en dehors de Dieu. Si les raisons des choses créées ou à créer sont renfermées dans la divine intelligence, ces raisons sont éternelles et immuables ; en Dieu rien n’existe qui ne soit immuable et éternel. Ces raisons sont non-seulement des idées, mais encore des vérités, et toute existence est une sorte de participation à ces raisons ou à ces vérités. Ainsi chaque chose a son idée en Dieu, formellement distinguée de toute autre idée. Voir en Dieu les idées éternelles, ce n’est pas voir clairement dès ce monde l’essence divine.

Quelques années auparavant, Augustin avait dit dans les Soliloques : « Qui est assez aveugle d’esprit pour ne pas reconnaître que les figures géométriques habitent au sein de la vérité elle-même ? » Il redira, dans le Traité du libre arbitre, que la raison et la vérité des nombres n’appartiennent point aux sens du corps. Le système des idées éternelles se retrouve dans tous les ouvrages philosophiques d’Augustin ; et si on perdait ce système de vue, on comprendrait mal la théologie de ce grand docteur.

Il a été dit dans les Soliloques que c’est le triple secours de la foi, de l’espérance et de la charité qui guérit l’âme humaine et lui permet de voir, c’est-à-dire de concevoir son Dieu. Malebranche, en prenant tout le système de saint Augustin, a oublié à quelles conditions le grand homme africain promet la connaissance des vérités divines ; au lieu de la perfection morale résumée par les trois vertus, Malebranche établit qu’on peut monter aux vérités divines à l’aide de la seule opération de l’esprit. La philosophie de l’auteur de la Recherche de la vérité était née de celle de saint Augustin ; mais le célèbre oratorien la poussa à des conséquences qu’Augustin eût désavouées. Le grand nom de Leibnitz se présente à notre esprit pendant que nous touchons à ces questions philosophiques ; l’Harmonie préétablie n’est autre que le système des idées éternelles d’après lesquelles se produisent les passagères variétés de la création.

Augustin, que Jacques Brucker appelle l’Astre brillant de la philosophie[1], et qui, d’après le docteur Conel[2], demeure le maître de tous dans les sciences divines et humaines, à l’exception des auteurs sacrés, a imprimé au monde philosophique une direction très-élevée, en établissant une distinction entre les idées et nos connaissances ; il est ainsi le père de la vraie philosophie chrétienne ; il a débarrassé l’école de ce trop fameux principe péripatéticien : Il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait passé par les sens.

Les manichéens étaient à cette époque les ennemis les plus dangereux de l’Église ; l’apparente sévérité de leurs mœurs trompait les peuples ; ils calomniaient la vie et les doctrines des catholiques, poursuivaient de leur mépris l’Ancien Testament, faisaient un triage des enseignements évangéliques, et se posaient sur les ruines de l’édifice chrétien comme les seuls représentants de la vérité, comme des modèles

  1. Hist. crit. de la philos., t. iii, p. 385.
  2. Resp. ad Joan. Burq.