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LETTRES ECRITES AVANT l'EPISCOPAT.

l’âme, avant de se servir du corps pour sentir ce qui est corporel, peut cependant s’en faire une image, et si, comme personne de sensé ne le nie, elle était mieux disposée avant d’être engagée dans les sens sujets à l’erreur, ceux qui dorment seraient dans une situation meilleure que ceux qui veillent, et les frénétiques devraient faire envie ; car ils sont affectés par des images qui ont précédé chez eux l’usage menteur des sens ; il faudra dire que le soleil qu’ils voient ainsi est plus véritablement le soleil que celui qui brille aux yeux des hommes sains et éveillés, et que toutes les extravagances du sommeil et de la frénésie vaudraient mieux que toutes les vérités. Ces conclusions d’une incontestable absurdité vous prouvent, mon cher Nébride, que l’imagination n’est autre chose qu’une plaie faite par les sens : ils ne sont pas, comme vous le dites, une sorte de rappel, par suite duquel se forment ces images dans l'âme, mais ils portent avec eux et impriment cette fausseté. Vous cherchez à savoir comment des visages et des formes que nous n'avons jamais vus se retracent dans notre pensée ; vos questions inquiètes sont une preuve de pénétration. Ceci va donner à ma lettre une longueur inaccoutumée ; mais ce n'est pas vous qui la trouverez longue, vous qui aimez toujours mieux la page où je parle le plus longtemps.

4. On peut très-bien et avec vérité diviser en trois sortes toutes ces images que vous appelez, comme beaucoup de gens, des fantômes : les unes, nées des sens, les autres de (imagination, d’autres, enfin, de la pensée. Les images de la première sorte me retracent votre visage, ou bien la ville de Carthage, ou bien notre ami Vérécondus[1] que nous avons perdu ; elles sont comprises dans tout ce que j’ai vu et senti des choses qui demeurent ou de celles qui ne sont plus. Je place dans la deuxième sorte ce que nous croyons être ou avoir été de telle manière, ces fictions de l’esprit qui donnent de la grâce au discours sans nuire à la vérité, cette représentation que nous nous faisons à nous-mêmes en lisant des histoires, en écoutant ou en composant des fables, ou bien encore en formant des conjectures. C’est ainsi que, selon mon gré et selon l’impression de mon esprit, je me représente le visage d’Enée, celui de Médée avec ses dragons ailés attachés au joug, celui de Chrémès ou de Parménon[2]. Il faut ranger aussi dans la deuxième sorte d’images ces allégories sous le voile desquelles les sages ont caché quelque vérité, ou ces inventions insensées qui ont établi chez les hommes les différentes superstitions, comme le phlégéton du Tartare, les cinq cavernes de la nation des ténèbres, l’aiguille du Nord qui soutient le ciel, et mille autres chimères des. poètes et des hérétiques. On dit encore dans les discussions : supposez qu’il y ait trois mondes superposés, comme il n’y en a qu’un seul, ou que la terre soit carrée, et autres choses semblables. Tout cela est feint ou imaginé, selon les mouvements de la pensée.

Ce sont surtout les nombres et les dimensions qui appartiennent à la troisième sorte d’images ; elles tiennent à la nature des choses lorsque par exemple, la réflexion découvre et la pensée se retrace la vraie figure du monde ; ou bien elles touchent à nos études dans les figures géométriques et dans le rythme de la musique et dans l’infinie variété des nombres quelque vraies qu’elles soient à mon sens, elles enfantent cependant de fausses idées que la raison elle-même n’écarte pas sans peine ; et il n’est pas facile à l’étude et au discours de s’affranchir de ce mal ; nous imaginons comme des jetons pour nous reconnaître dans les divisions et les conclusions.

5. Dans toute cette forêt d’images, je ne pense pas que la première sorte vous paraisse appartenir à l’âme avant qu’elle soit engagée dans les sens ; il n’y a pas à disputer longtemps là-dessus. On pourrait chercher, pour les deux autres qui restent, s’il n’était pas évident. que l’âme se trouvait moins sujette aux erreurs avant d’être sous le coup des sens : qui doutera que ces deux sortes d’images soient beaucoup plus fécondes en erreurs que celles qui naissent des objets sensibles ? Le faux enveloppe de toutes parts nos suppositions et nos fictions : il y a bien plus de vérité dans ce que nous voyons et nous sentons. Et dans la troisième sorte d’images, quelle que soit l’étendue corporelle que me représentent les raisonnements certains, de là science, je démontrerai, par les mêmes raisonnements, que cette image est fausse. C’est pourquoi je ne croirai nullement

  1. C’est à Vérécondus qu’appartenait la maison de campagne de Cassiacum où saint Augustin, sa mère et de jeunes amis passèrent des jours d’étude et de contemplation dont on peut voir la peinture dans notre Histoire de saint Augustin, chap. III. Nous écrivons Cassiacum au lieu de Cassiciacum, d’après les recherches intéressantes et certaines que nous a transmises le docte abbé Luigi Biraghi, de Milan.
  2. Personnages de Térence.