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chapitre sixième.

d’un genre si différent, et si cette chose seule ravissait, absorbait, abîmait dans des joies intérieures son contemplateur, de manière que ce qui a été pour nous un éclair d’intelligence, objet de nos soupirs, devînt pour cette âme une vie sans fin, ne serait-ce pas l’accomplissement de cette parole : Entrez dans la joie de votre Seigneur ? Quand s’accomplira-t-elle cette parole ? Sera-ce quand nous ressusciterons tous ? mais nous ne serons pas tous changés.

« Tel était notre entretien ; et si la forme et les paroles n’étaient pas les mêmes, vous savez, Seigneur, que ce jour-là, durant ce discours, le monde et tous ses plaisirs nous paraissaient bien vils. Alors ma mère dit : Mon fils, pour ce qui me regarde, plus rien ne me charme en cette vie. J’ignore ce que je dois faire encore ici, et pourquoi j’y suis, après que mon espérance de ce siècle a été accomplie. Il n’y avait qu’une seule chose pour laquelle je désirasse rester un peu dans cette vie, c’était de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu m’a accordé cela au delà de mes vœux ; je te vois son serviteur, non content d’avoir méprisé les terrestres félicités ; que fais-je donc ici ? »

Ne dirait-on pas une conversation aux portes du ciel ?

La tendresse, les prières et les pleurs de sainte Monique ont exercé une si grande influence sur saint Augustin qu’il nous faut l’écouter encore, nous racontant la mort de sa mère.

On a entendu les derniers mots de Monique, à la fenêtre de la maison d’Ostie. « Je ne me souviens pas bien, dit Augustin, de ce que je lui répondis ; mais cinq jours après, ou guère plus, les fièvres la saisirent. Pendant sa maladie, elle tomba un jour en défaillance, et perdit un peu connaissance. Nous accourûmes auprès d’elle ; elle reprit bientôt ses sens, et nous voyant, mon frère (Navigius) et moi, debout auprès de son lit, elle nous dit avec l’air de chercher quelque chose : Où étais-je ? Puis, nous voyant accablés de douleur : Vous enterrerez ici votre mère, ajouta-t-elle. Je ne répondis rien, et je retenais mes larmes ; mais mon frère parla pour laisser entrevoir qu’il eût été plus heureux pour elle de mourir dans son propre pays que dans une terre étrangère. À ces mots elle jeta sur lui un regard sévère qui lui reprochait de semblables pensées ; et se tournant vers moi : Vois, me dit-elle, vois comme il parle ; ensuite s’adressant à tous deux : Enterrez ce corps en quelque lieu que ce soit, ajouta-t-elle, et ne vous en mettez nullement en peine ; tout ce que je vous demande, c’est que partout où vous serez, vous vous souveniez de moi à l’autel du Seigneur. »

Peu de jours après, en l’absence d’Augustin, quelques-uns de ses amis ayant demandé à la sainte malade si elle n’éprouvait pas une sorte de chagrin à laisser son corps dans un pays si éloigné du sien : « Rien n’est éloigné de Dieu, « leur répondit sainte Monique, et je ne crains point qu’à la fin des siècles il ne me reconnaisse pas pour me ressusciter. » Elle mourut le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante sixième année de son âge. Ce fut Augustin qui ferma les yeux à sa mère. Dès qu’elle eût rendu le dernier soupir, le jeune Adéodat poussa un grand cri et se mit à sangloter. Augustin, son frère et ses amis, quoique remplis de douleur, eurent la puissance de contenir leurs larmes, et forcèrent Adéodat à imposer silence à son désespoir. Dans leur pensée à tous, les plaintes, les pleurs et les gémissements ne devaient pas accompagner de telles funérailles. La mort ne pouvait pas être considérée comme un malheur pour Monique ; on savait qu’il n’y avait de mort que la moindre partie d’elle-même, et que son âme venait de passer au sein de Dieu, qui l’avait faite à son image. Augustin trouvait un autre adoucissement à son chagrin dans le témoignage que sa mère lui avait rendu à ses derniers jours : elle l’appelait son bon fils, et se plaisait à rappeler, dans un sentiment d’inexprimable tendresse, que jamais elle n’avait entendu sortir de la bouche d’Augustin la moindre parole qui pût lui déplaire. Heureuse la mère qui, au terme de sa vie, peut adresser une telle louange à son fils ! plus heureux le fils qui s’est rendu digne d’une aussi sainte gloire !

Evode prit un psautier et commença, auprès du corps de Monique, le psaume[1] : Je chanterai, Seigneur, à la gloire de votre nom, votre justice et votre miséricorde. Et tous chantaient alternativement avec Évode. Le corps ayant été porté à l’église d’Ostie, Augustin alla et revint sans laisser échapper une larme ; il ne pleura même pas pendant les prières récitées au bord de la fosse[2], lorsqu’avant d’y descendre sa

  1. Ps. 100.
  2. Plus tard les reliques de sainte Monique furent transportées à Rome.