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la puissance de leur mémoire ne retenait l’image de la réalité absente. Je nomme les nombres nombrants, et les voilà dans ma mémoire, eux-mêmes et non leur image. Je nomme l’image du soleil, et elle est dans ma mémoire ; et ce n’est pas l’image de l’image que je me représente, mais l’image elle-même toujours docile à mon rappel. Je nomme la mémoire et je reconnais ce que je nomme. Et où puis-je le reconnaître, sinon dans la mémoire ? Serait-ce donc par son image, et non par son essence, qu’elle serait présente à elle-même ?

Chapitre XVI, La mémoire se souvient de l’oubli.

24. Mais quoi ! lorsque je nomme l’oubli, je reconnais ce que je nomme ; et comment le reconnaîtrais-je, si je ne m’en souvenais ? Et je ne parle pas du son de ce mot, je parle de l’objet dont il est le signe, qu’il me serait impossible de reconnaître si la signification du son m’était échappée. Ainsi, quand il me souvient de la mémoire, c’est par elle-même qu’elle se représente à elle-même ; quand il me souvient de l’oubli, oubliance et mémoire viennent aussitôt à moi ; mémoire, qui me fait souvenir ; oubliance, dont je me souviens.

Mais qu’est-ce que l’oubli, sinon une absence de mémoire ? Comment donc est-il présent, pour que je me souvienne de lui, lui dont la présence m’interdit le souvenir ? Or, s’il est vrai que, pour se rappeler, la mémoire doive retenir, et que faute de se rappeler l’oubli, il soit impossible de reconnaître la signification de ce mot, il suit que la mémoire retient l’oubli. La cause de l’oubli comparaît donc en nous pour le prévenir ? N’en faut-il pas inférer que ce n’est point par elle-même, mais par image, qu’elle revient à la mémoire ? Que, si elle était présente elle-même, elle ne nous ferait pas souvenir, mais oublier, Qui pourra pénétrer, qui pourra comprendre ces phénomènes ?

25. J’y succombe, Seigneur, et c’est sous moi que je succombe. Et me voilà pour moi-même un sol ingrat, qui rit de ma peine et boit mes sueurs. Et je ne sonde pas maintenant la profondeur des voûtes célestes, je ne mesure pas les distances des astres, je ne recherche pas la loi de l’équilibre terrestre ; non, c’est dans ma mémoire qui n’est que moi, c’est dans mon esprit qui n’est que moi, que je me perds. Que tout ce que je ne suis pas soit loin de moi, rien d’étonnant ; mais quoi de plus près de moi que moi-même ? Et voilà que je ne puis comprendre la puissance de ma mémoire, moi qui, sans elle, ne pourrais pas même me nommer !

Je me souviens donc de l’oubli j’en suis certain ; et comment l’expliquer ? Dirai-je que dans ma mémoire ne réside pas ce dont je me souviens ? Dirai-je que l’oubli n’y réside que pour m’empêcher d’oublier ? Égale absurdité. Dirai-je encore que ma mémoire ne conserve que l’image de l’oubli, et non l’oubli même ? Le puis-je, s’il est nécessaire que l’impression de l’image dans la mémoire soit devancée par la présence de l’objet même dont se détache l’image ? C’est ainsi que je me souviens de Carthage, et des lieux que j’ai parcourus, et des visages que j’ai vus, et de tous les rapports que m’ont transmis les sens : ainsi de la douleur, ainsi de la santé. Ces réalités étaient là quand ma mémoire s’empara de leur image, et me la réfléchit en leur présence, pour les reproduire, absentes, à mon souvenir.

Que si l’oubli demeure dans ma mémoire, non par lui-même, mais en image, il a donc fallu sa présence pour que son image lui fût dérobée ? Et s’il était présent, comment a-t-il pu graver son image, là où sa présence efface toute empreinte ? Et pourtant, si incompréhensible et inexplicable que soit ce mystère, je suis certain de me souvenir de l’oubli, ce meurtrier du souvenir.

Chapitre XVII, Dieu est au delà de la mémoire.

26. C’est quelque chose de grand que la puissance de la mémoire. Une sorte d’horreur me glace, ô mon Dieu, quand je pénètre dans cette multiplicité profonde, infinie ! Et cela, c’est mon esprit ; et cela, c’est moi-même. Que suis-je donc, ô mon Dieu ? quelle nature suis-je ? Variété vivante, puissante immensité !

Et voilà que je cours par les champs de ma mémoire ; et je visite ces antres, ces cavernes innombrables, peuplées à l’infini d’innombrables espèces, qui habitent par image, comme les corps ; par elles-mêmes, comme les sciences ; par je ne sais quelles notions, quels signes, comme les affections morales qui, n’opprimant plus l’esprit, restent néanmoins captives de la mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire qui ne soit dans l’esprit. Je vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre partout, aussi avant