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chapitre cinquième.

Pourquoi est-il là plutôt qu’ailleurs ? Augustin passe aux questions philosophiques qui l’occupent de préférence, et c’est à cause de cela peut-être que Nébride l’appelle heureux. Il considère l’âme et le corps, l’immortelle sublimité de l’une, la fragilité passagère de l’autre. « Et si l’âme meurt, dit Augustin, la vérité mourra donc aussi, ou bien la vérité n’a rien de commun avec l’intelligence, ou l’intelligence n’est pas dans l’âme, ou ce qui renferme quelque chose d’immortel peut mourir. Nos Soliloques disent et prouvent assez que rien de pareil ne saurait arriver : mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante encore et nous et fait chanceler. Quand même l’âme mourrait, ce qui ne me paraît pas possible d’aucune manière, les studieux loisirs de ma solitude m’ont assez démontré que la vie heureuse ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride, sinon heureux, au moins comme heureux : que je le paraisse à moi-même ; qu’ai-je à perdre ? Et pourquoi ne croirais-je pas à la bonne opinion qu’on a de moi ? Je me dis ces choses, puis je fis ma prière accoutumée et je m’endormis. »

Quelques jours après, Nébride, écrivant à Augustin, le priait de lui rendre compte des progrès qu’il avait faits, au milieu des solitaires et doux loisirs, dans la contemplation des choses spirituelles. Augustin lui fait observer que les vérités, comme les erreurs, s’enracinent d’autant plus dans l’esprit qu’on s’en occupe davantage et qu’on se les rend plus familières. « Ce progrès, dit-il ingénieusement, est insensible comme celui de l’âge ; la différence est grande entre un enfant et un jeune homme, mais vous auriez beau interroger l’enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel jour elle est devenue la jeunesse. » Toutefois, Augustin ne se croit pas très-ferme dans la connaissance des vérités de l’ordre spirituel, et ne se regarde point comme arrivé à la jeunesse de l’âme. « Nous ne sommes que des enfants, ajoute-t-il d’une façon charmante ; mais, comme on a dit, de beaux enfants peut-être. » Il établit la nature et les privilèges supérieurs de l’intelligence, et confie à son cher Nébride que dans les moments où il s’efforce de s’élever vers Dieu, vers les choses vraies de toute vérité, cette vue anticipée de ce qui demeure éternellement le saisit quelquefois et l’absorbe au point de douter de la réalité du monde matériel dont il est environné. Ces confidences, faites à un ami, nous peignent mieux que tous les discours l’état d’Augustin à cette époque, sa transformation spirituelle, ses préoccupations sublimes, devenues comme une nature nouvelle qui faisait vivre Augustin d’une vie étrangère à la pesanteur et au tumulte des sens.

Il nous a dit, dans ses Confessions, avec quel bonheur il lisait avec sa mère et son ami Alype les chants du roi-prophète. Le quatrième psaume surtout, commençant par ces mots : « Ô Dieu qui êtes ma justice ! » le remplissait d’un saint enthousiasme ; Augustin en interrompait la lecture par de vives paroles, et regrettait que les manichéens ne fussent point là pour le voir et l’entendre, et pour comprendre la vérité. Mille choses fortes ou touchantes s’échappaient de sa bouche.

Nous ne trouvons plus rien dans les œuvres d’Augustin qui ait pu être écrit de Cassiacum. Combien il serait intéressant et doux pour nous de parcourir cette retraite, de reconnaître l’emplacement de la demeure d’Augustin et de ses amis, l’emplacement des bains, le ruisseau dont le murmure donna lieu au livre de l’Ordre, la prairie où se réunissait souvent la jeune académie ! Nous aurions aimé à reproduire les couleurs de ces lieux si chers à notre pensée ! D’après des recherches récentes et d’une incontestable exactitude[1], Cassago de Brianza, à sept à huit lieues de Milan, nous représente Cassiacum. L’ancien palais des Visconti de Modrone occupe la place de la maison de Verecondus, au sommet d’une colline. Aujourd’hui, comme au temps d’Augustin, une prairie couvre le penchant de ce coteau. On retrouve la rivière qui, à l’aide d’un petit aqueduc, fournissait de l’eau aux bains de Verecondus et se précipitait ensuite avec grand bruit sur des rochers, Silicibus irruens… praecipitante se flumine. La rivière se nomme Gambajone, jadis Cambalionum, et vient du mont Sirtori ; elle coule dans un charmant vallon boisé et y forme des cascades. Cassago est un fertile et tranquille abri, un pays gras, comme l’indique son nom,

  1. Dans les précédentes éditions de l’Histoire de saint Augustin, nous avions fait usage de renseignements inexacts en ce qui touche l’emplacement de Cassiacum ; l’érudition milanaise, excitée par un noble et religieux patriotisme, s’est mise à l’œuvre, et la question des lieux a été admirablement éclaircie par le docte abbé Louis Biraghi, qui a bien voulu nous adresser son très-intéressant travail. Ces recherches, d’une précision savante et d’une critique parfaite, lui font le plus grand honneur.