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Il n’avait pas, sans doute, une joie véritable ; mais l’objet de mon ambitieuse ardeur était bien plus faux encore. Il était du moins sûr de sa joie, et j’étais soucieux. Il était libre ; moi, rongé d’inquiétudes. Que si l’on m’eût demandé mon choix entre la joie ou la crainte, il n’eût pas été douteux ; et si de nouveau l’on eût offert à mon choix d’être tel que cet homme, ou tel que j’étais alors, j’eusse préféré d’être moi avec mon fardeau de sollicitudes et de craintes, mais par aveuglement, et non par rectitude. Devais-je donc me préférer à lui, pour être plus savant, si ma science ne me donnait pas plus de joie, et si je n’en usais que pour plaire aux hommes, non pas afin de les instruire, mais uniquement de leur plaire ? C’est pourquoi vous brisiez mes os avec la verge de votre discipline.

10. Loin donc de mon âme ceux qui lui disent : Il y a joie et joie. Ce mendiant trouvait la sienne dans l’ivresse, et tu cherchais la tienne dans la gloire. Et quelle gloire, Seigneur, celle qui n’est pas en vous ? Mensonge de joie mensonge de gloire : seulement, cette gloire était plus captieuse à mon esprit. La nuit allait cuver son ivresse, et moi j’avais dormi, je m’étais levé, j’allais dormir et me lever avec la mienne, combien de jours encore ? Oui, il y a joie et joie. Celle des saintes espérances est infiniment distante de la vaine allégresse de ce malheureux. Mais alors même, grande était la distance de lui à moi. Plus heureux que moi, il ne se sentait point d’aise, quand les soucis me déchiraient les entrailles ; et il avait acheté son vin en souhaitant mille prospérités aux cœurs charitables, tandis que c’était au prix du mensonge que je marchandais la vanité.

Je tins alors à mes amis plus d’un discours semblable, et mes réflexions sur mon état étaient fréquentes, et je le trouvais alarmant ; et j’en souffrais, et cette affliction redoublait le malaise. Et si quelque prospérité semblait me sourire, j’avais peine à avancer la main ; voulais-je la saisir, elle était envolée.

Chapitre VII, Son ami Alypius.

11. Tel était le sujet ordinaire de nos plaintes entre amis, et principalement de mes entretiens intimes avec Alypius et Nebridius. Alypius, né dans la même cité, d’une des premières familles municipales, était plus jeune que moi. Il avait suivi mes leçons à mon début dans notre ville natale et puis à Carthage ; et il m’aimait beaucoup, parce que je lui paraissais savant et bon. Et moi je l’aimais à cause du grand caractère de vertu qu’il développait déjà dans un âge encore tendre. Cependant le gouffre de l’immoralité et des spectacles frivoles, béant à Carthage, l’avait englouti dans le délire des jeux du cirque. Il y était misérablement Plongé, lorsque je professais en public l’art oratoire, mais il n’assistait pas encore à mes cours, à cause de certaine mésintelligence élevée entre son père et moi. J’appris avec douleur cette pernicieuse passion ; j’allais perdre, peut-être avais-je déjà perdu ma plus haute espérance. Et je n’avais, pour l’avertir ou le réprimer, ni le droit d’une bienveillance amicale, ni l’autorité d’un maître. Je croyais qu’il partageait à mon égard les sentiments de son père ; mais il n’en était rien. Car, loin de s’en inquiéter, il me saluait et venait même à mon auditoire m’écouter quelques instants et se retirait.

12. Et néanmoins, il m’était sorti de l’esprit de l’entretenir, pour le conjurer de ne pas sacrifier une aussi belle intelligence à l’aveugle entraînement de ces misérables jeux. Mais vous, Seigneur, qui ne lâchez jamais les rênes dont vous gouvernez vos créatures, vous n’aviez pas oublié qu’il devait être, entre vos enfants, l’un des premiers ministres de vos mystères. Et pour que l’honneur de son redressement vous revînt tout entier, vous m’en fîtes l’instrument, mais l’instrument involontaire. Un jour que je tenais ma séance ordinaire, il vint, me salua, prit place entre mes disciples, et se mit à m’écouter avec attention. Et par hasard, la leçon que j’avais entre les mains me parut demander, pour son explication, une comparaison empruntée aux jeux du cirque, qui dût jeter sur mes paroles plus d’agrément et de lumières, avec un assaisonnement de raillerie piquante contre les esclaves d’une telle manie.

Vous savez, mon Dieu, que je ne songeais nullement alors à en guérir Alypius. Mais il saisit le trait pour lui, ne le croyant adressé qu’à lui seul un autre m’en eût voulu, lui s’en voulut à lui-même ; excellent jeune homme, et qui m’en aima encore de plus vive amitié ! N’aviez-vous pas déjà dit depuis longtemps, dans vos Ecritures : « Reprends le sage et il t’aimera (Prov. IX, 8) ? » Et néanmoins ce ne fut (410) pas