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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

juste puisse être touché des peines, des périls, des disgrâces ou des faveurs. Dans ce monde matériel, il faut bien considérer ce qu’est le temps, ce qu’est le lieu, afin de bien comprendre la valeur de la possession entière et éternelle, la valeur de ce qui charme par détail et d’une manière fugitive. Dans le monde à venir, qui est fait pour l’intelligence, toute partie de ce qui est bon et heureux est aussi belle et aussi parfaite que le tout. Amour passionné du vrai, aspiration ardente vers la possession de la vérité et de la beauté éternelles, nécessité de bien vivre pour s’élever un jour à cette hauteur divine, tels sont les sentiments qui dominent Augustin, le jeune Platon de la petite académie de Cassiacum, et dont la vive expression fait battre le cœur des disciples suspendus à sa bouche. Augustin termine son discours[1] par un hommage à sa mère ; elle obtiendra pour lui et pour ses amis l’accomplissement de leurs souhaits religieux. C’est par les prières de sa mère qu’Augustin est arrivé à ne rien préférer à la découverte de la vérité, à ne désirer à ne méditer, à n’aimer que la vérité.

Le jour avait fui, et l’éloquent Augustin parlait encore ; on avait apporté la lampe[2], afin que les tablettes ne laissassent rien perdre de ce qui s’échappait de son génie. On entendit, ce jour-là, dans les bains de Cassiacum de plus belles et de plus grandes choses qu’on n’en entendit jamais à Sunium, sous le portique du temple de Minerve. Alype se fit l’interprète du petit auditoire tout ému ; il dit à Augustin qu’il continuait, pour eux tous et à toute heure l’office sublime des grands hommes des temps antiques ; il le remercia de leur avoir ouvert les trésors de la philosophie vénérable et presque divine de Pythagore. Alype n’imaginait rien de plus glorieux que ce rapprochement ; mais le génie du fils de Monique, illuminé par les splendeurs du christianisme, avait laissé bien loin derrière lui le philosophe de Samos. Augustin accepte les louanges d’Alype, non point parce qu’il croit les mériter, mais parce que la sincérité les a inspirées ; il ne redoute pas pour son ami la censure de ceux qui liront ces éloges. Qui refuserait de pardonner l’erreur des jugements d’un ami[3] ?

Voilà la fin des deux livres de l’Ordre, si pleins d’idées et de sentiments sublimes ; et c’est le bruit d’un courant d’eau, ce sont des feuilles tombées de l’arbre, une souris vagabonde, importune à un jeune homme couché dans son lit, qui ont déterminé des entretiens auxquels nous prêtons encore pieusement l’oreille après plus de quatorze siècles !

Le 13 novembre (386), jour de l’anniversaire de sa naissance, Augustin avait réuni à dîner tous ses amis, excepté Alype, qui se trouvait à Milan. Après le repas, il leur avait adressé des questions sur la béatitude ; il continua deux jours ces questions après le dîner. Ainsi fut produit le livre de la Vie bienheureuse. Il s’agissait de montrer que la vie bienheureuse consiste dans la parfaite connaissance de Dieu. Augustin établit pour l’âme qui connaît Dieu la béatitude dès cette vie ; Tillemont[4] n’est pas de cet avis. Mais quoi de plus propre à faire aimer la religion que de proclamer heureuse dès ce monde l’âme pure et exclusivement attachée aux biens éternels ? Sans doute, même pour les saints, le ciel ne sera jamais sur la terre, puisqu’ici-bas le cœur le plus pur ne voit Dieu qu’à travers un voile ; mais le pèlerin du monde, s’il garde un constant amour pour la patrie absente, s’il tend sans cesse les bras vers la resplendissante rive dont il est séparé, jouit à l’avance de la félicité promise : un parfum des célestes parvis, une suave brise du printemps éternel suffit pour changer en joie les tristes labeurs du voyage.

Dans le livre de la Vie bienheureuse, adressé à Manlius Theodorus, magistrat de Milan, qui l’avait aidé à concevoir le spiritualisme, Augustin repasse quelques souvenirs de son cœur un peu avant sa conversion, et suit les hommes au milieu de leurs efforts pour parvenir à la sagesse, à la vérité. Il nous montre tous les hommes comme sur une mer d’où il faut qu’ils arrivent au port de la philosophie pour se sauver. Les uns s’avancent vers ce port sans beaucoup de peine, les autres lui tournent le dos avec un vent qu’ils croient favorable, et puis ils y sont poussés malgré eux par des tempêtes qui renversent leurs desseins. Il en est d’autres qui, dès leur jeunesse ou même après de rudes coups, n’ont point perdu de vue quelques signes conducteurs ; se souvenant de leur patrie au milieu des flots, ils vont à elle, soit directement et sans s’arrêter, soit en perdant parfois leur route, parce que des nuages ou la hauteur des vagues leur cachent les étoiles qui les gui-

  1. Livre II, chap. 20.
  2. Lumen nocturnum.
  3. Quis enim amantis errori in judicando non benevolentissime ignoscat ?
  4. Vie de saint Augustin, Mémoires ecclés., t. xiii.