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Chapitre VIII.

sa douleur diminue avec le temps.

13. Le temps n’est pas oisif ; et nos sentiments portent la trace de son cours ; il fait dans notre âme de merveilleuses œuvres. Et il venait, il passait jour à jour, et son flot m’apportait d’autres images, d’autres souvenirs, et me rendait peu à peu le goût de mes premières joies ; ma douleur se repliait devant elles : et c’étaient, sinon de nouvelles douleurs, du moins des germes d’afflictions futures que je semais en moi. Car la douleur eût-elle si facilement pénétré dans l’intimité de mon être, si je n’avais répandu mon âme sur le sable, en aimant un mortel comme s’il ne devait pas mourir ? Or, je trouvais distraction et soulagement dans les consolations de mes amis qui aimaient avec moi ce que j’aimais au lieu de vous. Longue fiction, long mensonge, voluptés adultères de l’esprit, stimulées par le commerce de la parole. Mais si l’un de mes amis venait à mourir, ce mensonge ne laissait pas de vivre.

Ces liaisons s’emparaient de mon âme par des charmes encore plus puissants ; échanges de doux propos, d’enjouement, de bienveillants témoignages ; agréables lectures, badinages honnêtes, affectueuses civilités ; rares dissentiments, sans aigreur, comme on en a avec soi-même ; léger assaisonnement de contradiction, sel qui relève l’unanimité trop constante ; instruction réciproque ; impatients regrets des amis absents, joyeux accueil à leur bienvenue.

Tous ces doux témoignages que les cœurs amis expriment de l’air, de la langue, des yeux, par mille mouvements pleins de caresses, sont comme autant de foyers où les esprits se fondent et se réduisent à l’unité.

Chapitre IX.

l’amitié n’est vraie qu’en dieu.

14. Voilà ce que l’on aime dans les amis, ce qu’on aime de tel amour, que la conscience humaine se trouve coupable de ne pas rendre affection pour affection ; elle ne veut de la personne aimée que le témoignage d’une affection partagée. De là le deuil des morts chéris, les ténèbres de la douleur, les douces jouissances changées en amertume dans le cœur plein de larmes, et la perte de la vie en ceux qui meurent devenant la mort des vivants.

Heureux qui vous aime, et son ami en vous, et son ennemi pour vous ! Celui-là seul ne perd aucun être cher, à qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais. Et quel est-il, sinon notre Dieu, Dieu qui a fait le ciel et la terre, qui les remplit, et en les remplissant les a faits ? Et personne ne vous perd que celui qui vous quitte. Et celui qui vous quitte, où va-t-il, où se réfugie-t-il, sinon de vous en vous, de votre amour dans votre colère ? Où pourra-t-il ne pas trouver votre loi dans sa peine ? car votre loi est la vérité, et la vérité, c’est vous.

Chapitre X.

l’âme ne peut trouver son repos dans les créatures.

15. « Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous votre face, et nous serons sauvés[1]. » Hors de vous, où peut se tourner l’âme de l’homme, sans poser sur une douleur, quelle que soit la beauté des créatures, où, loin d’elle et de vous, elle cherche son repos ? Mais elles ne seraient rien, si elles n’étaient par vous, ces beautés qui se lèvent et se couchent. En se levant, elles commencent d’être, elles croissent pour atteindre leur perfection ; arrivées là, elles vieillissent et meurent ; car tout vieillit et tout meurt. Ainsi, aussitôt nées, elles tendent à être, et plus elles s’empressent de croître afin d’être, plus elles se hâtent de n’être plus. Telle est la condition de leur existence. Voilà la part que vous leur avez faite ; elles sont d’un ensemble de choses qui ne coexistent jamais toutes à la fois, mais qui par leur fuite et leur succession produisent ce tout dont elles sont partie. Et n’est-ce pas ainsi que notre discours s’accomplit par les signes et les sons ? Jamais il n’existera en totalité, si chaque parole ne passe, après avoir prononcé son rôle, pour qu’une autre lui succède.

Que mon âme vous loue de telles œuvres, Dieu leur créateur, mais qu’elle n’y demeure point attachée par l’appât de cet amour qui captive les sens ; car elles vont toujours où elles allaient, pour ne plus être, et déchirent de désirs pernicieux l’âme avide d’être et de se reposer dans ce qu’elle aime. Mais l’âme peut-elle trouver son repos dans leur instabilité ?

  1. Ps. lxxix, 4.