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troublaient mon ignorance ; je me retirais de la vérité, et me figurais aller vers elle, parce que je ne savais pas que le mal n’est que la privation du bien, privation dont le dernier terme est le néant. Et pouvais-je le voir, moi dont la vue s’arrêtait au corps, et l’esprit au fantôme ?

Et je ne savais pas que « Dieu est un esprit » qui n’a point de membres mesurables en longueur et largeur, dont l’être n’est point masse, car la masse est moindre en sa partie, qu’en son tout. Et fût-elle infinie, elle est moindre dans un espace défini, que dans son étendue infinie ; et elle n’est pas toute en tous lieux, comme l’esprit, comme Dieu, et j’ignorais entièrement ce qui est en nous, par quoi nous sommes semblables à Dieu, et en quel sens l’Écriture a raison de dire que « nous sommes faits à son image[1]. »

13. Et je ne connaissais pas cette vraie justice intérieure, qui ne juge pas sur la coutume, mais sur la loi de rectitude du Dieu tout-puissant qui ordonne les mœurs des pays et des jours, selon les pays et les jours, toujours et partout la même, pas autre en d’autres lieux, pas autre en d’autres temps devant qui sont justes Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et tous ces hommes loués de la bouche de Dieu, jugés injustes par les ignorants qui jugent au jour de l’homme, et soumettent la conduite universelle du genre humain au point de vue de leur siècle et de leur foyer. Novice aux armes, tu ignores à quel membre s’ajuste ce casque, ce cuissart ; tu prends le casque pour chaussure, le cuissart pour te couvrir la tête ; et tu prétends en murmurant que l’armure n’est pas à ta taille ! Un jour, après l’heure du midi, toute vente est prohibée : ce marchand va-t-il se révolter contre cette défense, parce qu’elle n’existait pas ce matin ? Trouveras-tu étrange, dans une maison, que tel serviteur touche des objets interdits à celui qui verse à boire, que l’on fasse à l’écurie ce qui n’est pas permis à table ? Et faut-il s’étonner que sous le même toit, dans la même troupe d’esclaves, même permission ne soit donnée ni partout, ni à tous ?

Telle est l’erreur de ceux qui ne peuvent souffrir qu’il ait été permis aux justes des anciens jours ce qui n’est pas permis aux justes d’aujourd’hui ; et que Dieu ait fait tel commandement à ceux-ci, tel à ceux-là, pour des raisons temporelles, tous néanmoins demeurant esclaves de l’éternelle justice ; et cependant, dans un même homme, dans un même jour, sous un même toit, ce qui sied à un membre répugne à l’autre, ce qui est loisible maintenant cessera de l’être dans une heure ; ce qui est permis ou ordonné là, est ici justement défendu, et puni. Est-ce à dire que la justice est différente et muable ? Non ; mais les temps qu’elle gouverne changent dans leur fuite, car ils sont temps. Et les hommes trop courts de jours et de vue pour embrasser dans leur ensemble les principes régulateurs des siècles passés et des différentes sociétés humaines en les rattachant aux éléments contemporains, mais apercevant sans peine ce qui, dans un seul corps, un seul jour, une seule maison convient à tel membre, à tel moment, à tel lieu, à telle personne, se soumettent à l’ordre particulier, et se révoltent contre l’ordre général.

14. J’ignorais alors ces vérités, et je n’y songeais pas ; elles frappaient mes yeux de toutes parts, et je ne voyais pas. Et quand je chantais des vers, je savais bien qu’il ne m’était pas permis de jeter au hasard un pied quelconque, qu’il fallait le placer différemment suivant la variété des mesures, et que, dans un même vers, le même pied ne pouvait se répéter partout ; quoique l’art lui-même, qui présidait à mes chants, soit invariable dans sa législation, constant et universel. Et je ne considérais pas que la justice souveraine des bonnes et saintes âmes, contient, d’une manière infiniment plus excellente et plus sublime, toutes les règles qu’elle a données, partout invariable et appropriant néanmoins à la variété des temps, non pas l’universalité, mais la convenance particulière de ses préceptes. Aveugle que j’étais, je blâmais ces saints patriarches qui ont usé du présent suivant l’inspiration et le commandement de Dieu, et annoncé l’avenir qu’il dévoilait à leurs yeux !

Chapitre VIII.

ce que dieu commande devient permis.

15. Où, quand, est-il injuste d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme soi-même ? Au rebours, les crimes contre nature, tels que ceux de Sodome, appellent partout et toujours l’horreur et le châtiment. Que si tous les peu-

  1. Gen. i, 27.