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Livre troisième.

Amours impurs. — Il tombe à dix-neuf ans dans l’hérésie des Manichéens. — Prières et larmes de sa mère. Paroles prophétiques d’un évêque.

Chapitre premier.

amours impurs.

1. Je vins à Carthage, où bientôt j’entendis bouillir autour de moi la chaudière des sales amours. Je n’aimais pas encore, et j’aimais à aimer ; et par une indigence secrète, je m’en voulais de n’être pas encore assez indigent. Je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer ; et je haïssais ma sécurité, ma voie exempte de piéges. Mon cœur défaillait, vide de la nourriture intérieure, de vous-même, mon Dieu ; et ce n’était pas de cette faim-là que je me sentais affamé ; je n’avais pas l’appétit des aliments incorruptibles : non que j’en fusse rassasié ; je n’étais dégoûté que par inanition. Et mon âme était mal portante et couverte de plaies, et se jetant misérablement hors d’elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui devaient envenimer son ulcère. C’est la vie que l’on aime dans les créatures aimées, être aimé m’était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait toute à moi.

Je souillais donc la source de l’amitié des ordures de la concupiscence ; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l’urbanité élégante. Et je tombai dans l’amour où je désirais être pris, ô mon Dieu, ô ma miséricorde, de quelle amertume votre bonté a assaisonné ce miel ! Je fus aimé, j’en vins aux liens secrets de la jouissance, et, joyeux, je m’enlaçais dans un réseau d’angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.

Chapitre II.

théâtres.

2. Je me laissais ravir au théâtre, plein d’images de mes misères, et d’aliments à ma flamme. Mais qu’est-ce donc ? et comment l’homme veut-il s’apitoyer au spectacle des aventures lamentables et tragiques qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir ? Et cependant, spectateur, il veut en souffrir de la douleur, et cette douleur même est son plaisir. Qu’est-ce donc, sinon une pitoyable maladie d’esprit ? Car notre émotion est d’autant plus vive, que nous sommes moins guéris de ces passions quoique pâtir s’appelle misère, et compatir, miséricorde. Mais quelle est cette compatissance pour des fictions scéniques ? Appelle-t-on l’auditeur au secours ? Non, il est convié seulement à se douloir ; et il applaudit l’acteur, en raison de la douleur qu’il reçoit. Et si la représentation de ces infortunes, antiques ou imaginaires, le laisse sans impressions douloureuses, il se retire le dédain et la critique à la bouche. Est-il douloureusement ému, il demeure attentif, et pleure avec joie.

3. Mais tout homme veut se réjouir ; d’où vient donc cet amour des larmes et de la douleur ? Le plaisir, que la misère exclut, se trouve-t-il dans la commisération ? Et ce sentiment fait-il aimer la douleur dont il ne saurait se passer ? L’amour est la source de ces sympathies. Où va cependant, où s’écoule ce flot ? Au torrent de poix bouillante, au gouffre ardent des noires voluptés, où il change et se confond lui-même, égaré si loin et déchu de la limpidité céleste. Faut-il donc répudier la compassion ? Nullement. La douleur est donc parfois aimable ; mais garde-toi de l’impureté, ô mon