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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

cette matière, et qui, récemment encore, en redemandait dans un poème adressé à Augustin.

L’amour de la poésie abandonne Licentius ; une lumière bien différente et bien plus pure l’éclaire. Les charmes de Thisbé et de Pyrame, de Vénus et de son fils, s’effacent à ses yeux devant la beauté de la philosophie. Oh ! quelle curieuse et intéressante nuit ! Enfin l’aube brille aux fenêtres de la chambre d’Augustin ; les jeunes gens quittent leur lit et sortent. Augustin, le cœur tout plein, tout étau de ce qui s’est passé, répand des larmes et des prières ; il entend Licentius chanter d’une voix joyeuse ce verset du Psalmiste : « Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous votre face, et nous serons sauvés. » Rentré dans la chambre, Licentius s’approche du lit d’Augustin et lui demande ce qu’il pense de lui ; Augustin lui prend la main avec tendresse. Le fils de Romanien lui avoue qu’il ne sent plus que du dégoût pour les vers, et qu’une mystérieuse force l’entraîne vers quelque chose de grand.

« Dieu des vertus, montrez-nous votre face, s’était écrié Licentius avec le Psalmiste. — Qu’est-ce que la face du Seigneur, disait Augustin, sinon cette vérité même où tendent tous nos soupirs ? »

Pour que Licentius se défende de toute exagération dans sa résolution nouvelle, le maître lui parle de l’utilité des lettres et des arts ; il lui fait entendre que l’amour sobre et réglé de la poésie n’est pas un mal.

Augustin se lève. Après la prière du matin, on s’achemine vers les-bains. Les jeunes amis assistent au combat de deux coqs, dont Augustin raconte vivement les détails variés. Arrivé au lieu des conférences, on se met à écrire sur des tablettes les paroles de la nuit. On ne fit rien de plus ce jour-là ; Augustin était souffrant.

Le lendemain on retourne au lieu accoutumé. Augustin demande à Licentius une définition de l’ordre ; le fils de Romanien n’aimait pas à définir ; il frissonna comme un homme qu’on inonderait tout à coup d’eau froide. La dispute s’était engagée entre Licentius et Trigetius ; dans la chaleur de la discussion, les deux jeunes gens s’étaient laissé aller à quelques paroles qui trahissaient un peu d’amour-propre et de vanité. Augustin est admirable lorsqu’il réprime ce désir d’une vaine gloire.

« C’est donc ainsi que vous en usez ? leur dit-il avec l’accent d’une douleur profonde. Quoi ! n’êtes-vous pas touchés de ce poids immense de vices qui nous accable, et de ces ténèbres de l’ignorance qui nous enveloppent ! Est-ce là ce soin pour la vérité, cette élévation vers Dieu, dont j’avais la faiblesse de me réjouir ! Oh ! si vous pouviez voir, quoique avec des yeux faibles comme les miens, de quels périls nous sommes environnés, et quelle est l’horreur du mal que cette joie donne à connaître ! (Cette joie avait été celle de Trigetius, en entendant Augustin réprimander Licentius.) Oh ! si vous pouviez apercevoir l’extravagance de cette joie, avec quel empressement vous la changeriez en torrents de pleurs ! Malheureux, vous ne savez pas où nous sommes ! La condition commune des ignorants et des insensés, c’est d’être plongés dans un abîme d’erreurs ; mais la sagesse n’a pas une même manière de leur tendre la main et de leur offrir son secours ; il y en a, croyez-moi, il y en a qu’elle élève au-dessus des eaux, d’autres qu’elle laisse couler à fond. Je vous en conjure, ne m’enfantez pas de nouvelles misères ; j’ai bien assez de mes plaies dont je demande la guérison à Dieu dans des pleurs presque quotidiens ; et j’ai soin de me convaincre souvent moi-même que je ne mérite pas qu’il les guérisse promptement. Ne m’affligez plus ainsi, je vous en conjure. Si quelque amitié, quelque reconnaissance m’est due, si vous comprenez combien je vous estime et je vous aime, et combien je suis occupé du soin de former vos mœurs, si je suis digne que vous me comptiez pour quelque chose, enfin si Dieu m’est témoin que je ne me souhaite pas plus de bien qu’à vous, faites quelque sacrifice pour moi ; et si vous prenez plaisir à m’appeler votre maître, soyez bons : c’est toute la récompense que je désire. »

Les larmes qui coulaient abondamment des yeux d’Augustin missent fin à ses paroles. Licentius demande qu’Augustin leur pardonne, que toutes ces choses soient effacées des tablettes ; Trigetius veut que leur punition demeure entière.

Monique entra en ce moment dans le lieu de la conférence ; elle savait le sujet des entretiens. — Où en êtes-vous ? leur dit-elle. Son entrée et sa question sont écrites sur les tablettes. — Mais dans quels livres avez-vous vu, leur dit alors Monique, que des femmes puissent être admises à de telles discussions ? — Augustin