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chapitre quatrième.

Licentius seulement qu’on aura la victoire. —

Augustin interroge Trigetius, qui incline beaucoup pour l’ordre, mais dont l’opinion rencontre des incertitudes.

Pourquoi Licentius reconnaît-il l’ordre et non pas le désordre dans le bruit irrégulier de l’aqueduc qui a été l’occasion de l’entretien ? C’est ce qu’Augustin lui demande d’abord. Licentius répond que les feuilles des arbres n’ont pas dû ni pu tomber autrement dans ce courant d’eau ; la situation des arbres, la disposition des branches, le poids plus ou moins grand des feuilles, leur plus ou moins de légèreté dans l’air, leur lenteur à tomber, leurs chutes inégales par l’inégalité de l’état du ciel, de la pesanteur des feuilles, de leur figure, et par un nombre infini d’autres raisons secrètes, dont la découverte ne nous regarde point, toutes ces causes sont dans l’ordre, et chaque chose a la raison de son accomplissement.

Augustin demande à Licentius pourquoi la nature a produit tant d’arbres qui ne portent pas de fruit. Pendant que celui-ci cherchait une réponse, « Est-ce seulement à cause des fruits, dit Trigetius, qu’il y a sur la terre des arbres pour les hommes ? À combien d’autres usages les arbres leur servent-ils ? Quelle utilité les hommes ne retirent-ils pas de leur bois, de leurs branches, de leurs feuilles, de leur ombrage ? » Augustin veut que Licentius lui apprenne quelque chose sur cette vérité sublime dont il s’est cru tout d’abord pénétré. — Quelle étrange chose, s’écrie le fils de Romanien, de voir Licentius instruire Augustin, lui donner des leçons sur les plus profonds mystères de la philosophie ! — Je vous en prie, répond Augustin, ne vous mettez pas si bas et ne m’élevez pas si haut ; car parmi les philosophes je ne suis encore qu’un enfant, et quand j’interroge la sagesse, il ne m’importe pas beaucoup par quelle voix doive me répondre Celui qui tous les jours entend mes plaintes et mes gémissements. En vérité, je crois que vous en deviendrez un jour le prophète, et ce jour n’est peut-être pas bien loin. — Licentius s’était excusé de suivre Augustin avec plus de lenteur et de faiblesse que les feuilles ne suivent les vents qui les détachent et les font tomber dans le ruisseau des bains. L’unique mouvement de ces feuilles est celui de l’eau qui les entraîne. Reprenant cette comparaison, Augustin disait à Licentius : Ne voyez-vous pas que les feuilles, emportées par le vent, et qui nagent sur les eaux, résistent un peu au courant, et avertissent les hommes de l’ordre immuable de l’univers, si toutefois la cause que vous soutenez est véritable ?

À ces mots, sautant de joie sur son lit : — Grand Dieu, s’écria Licentius, qui pourra nier que vous gouverniez tout avec ordre ? comme tout se tient ! comme tout est lié par des successions invariables ! que de choses pour que nous soyons arrivés à de tels entretiens ! que de choses pour que nous vous trouvions ! Si nous nous sommes éveillés, continue-t-il en s’adressant à Augustin, si vous avez remarqué le bruit des eaux, si vous en avez recherché la cause en elle-même, si vous n’avez pas trouvé la raison d’une chose si simple et si commune, tout cela n’appartient-il pas à l’ordre des événements ? Ce petit animal n’a même paru que pour vous faire avertir que j’étais réveillé ; enfin, à votre insu peut-être et sans votre participation (car nul ne choisit ce qui lui vient tout à coup à l’esprit), vos paroles s’emparent tellement de ma raison, qu’elles m’apprennent, je ne sais comment, ce que je dois vous répondre.

Licentius montre que rien ne saurait être contraire à l’ordre, parce que rien ne peut exister en dehors de l’ordre. Il donne à cette idée un développement qui remplit de joie Augustin. Puis tout à coup Licentius, possédé par des flots d’idées qui bouillonnaient confusément dans son intelligence : « Oh ! s’écrie-t-il, oh ! si je pouvais dire ce que je veux ! Paroles, où êtes-vous ? Venez, venez à mon secours ! Les biens et les maux sont dans l’ordre. » Le jeune homme sentait la vérité déborder dans son sein.

Dans une dispute avec Trigetius, le fils de Romanien conclut de la justice de Dieu une rémunération ; or la rémunération suppose une distinction entre les biens et les maux, et c’est ainsi que les biens et les maux se placent dans l’ordre éternel. Le maître ne parlait pas ; Licentius s’en plaint ; Augustin lui promet de répondre au lever du jour. « Mais, dit celui-ci, il me semble que le jour commence déjà ; est-ce la lune qui éclaire nos fenêtres ? Il faut, mon cher Licentius, travailler à ne pas laisser ensevelir dans l’oubli ces richesses nouvelles. » Augustin promet de nouveau de traiter et de faire traiter la grande question entamée pendant la nuit ; il doit faire part de ces entretiens à Zenobius, un ami de Romanien et le sien, qui depuis longtemps sollicite des notions sur