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chapitre quatrième.

tudes privilégiées et de quelques natures d’élite, nous trouvons que cette philosophie, tout en se tournant vers les lumineuses régions du spiritualisme, se traînait dans la magie, l’astrologie et les superstitions. À mesure que montait la grande aurore du christianisme, les nuages se faisaient plus épais du côté de l’horizon païen. La portion de la société restée polythéiste s’enfonçait de plus en plus dans les erreurs. Aux dernières années du quatrième siècle, le néoplatonisme, suprême effort de l’ancien monde contre l’Évangile, n’était plus qu’un ennemi vaincu ; il ne faisait pas obstacle à la foi nouvelle. Augustin, conversant dans la solitude avec des amis sur Dieu, l’homme et le monde, ne songea pas à combattre la philosophie contemporaine, mais seulement à repasser et à juger des systèmes, à exposer des vérités. Ce qui prouve surtout que le néoplatonisme n’était pas alors une force contre Jésus-Christ, c’est que, dans ses entretiens, Augustin cite Plotin avec une admiration sans mélange d’attaque, ne voulant plus se souvenir que du beau côté de l’œuvre du penseur égyptien.

Revenons à nos jeunes solitaires, à ces scènes d’un intérêt sans égal où les élans de l’âme humaine se montrent dans un naturel empreint de tant de grandeur.

Augustin, au début des deux livres de l’Ordre, regarde comme une chose bien difficile de discerner et de faire apercevoir l’ordre immuable dans le gouvernement de l’univers. Quand même, dit-il, quelqu’un étendrait jusque-là son intelligence, il lui serait impossible de rencontrer un disciple qui, par l’innocence de ses mœurs et la pureté de ses lumières, méritât d’entendre des vérités si diverses et si profondes. — Le jeune maître se sert d’une comparaison ingénieuse pour répondre à ceux qui jugent de l’harmonie de l’univers par des côtés et des détails. Un homme dont la vue serait très-basse, et qui, en présence d’un parquet de marqueterie, ne pourrait saisir du regard qu’un seul point, blâmerait volontiers l’ordonnance et la composition de l’œuvre ; la variété lui paraîtrait de la confusion, parce que l’ensemble qui fait la beauté du travail lui échapperait. Il en est de même des faibles mortels que les bornes de leur intelligence condamnent à ne pas embrasser tout le vaste ensemble des choses ; un objet vient-il à les blesser, ils en concluent la difformité de l’univers. Nous ne tomberions pas dans ces erreurs si nous nous connaissions un peu plus nous-mêmes. La beauté de l’univers, c’est l’unité d’où il tire son nom. Cette beauté sera toujours mal comprise par une âme trop répandue dans la multiplicité des objets. L’âme souffre de la pauvreté en raison même de ses désirs. Comme dans un cercle, si grand qu’il puisse être, dit Augustin, toutes les lignes aboutissent à un seul point que les géomètres appellent le centre, et comme, malgré la possibilité des divisions infinies de toute la circonférence, ce point du’ milieu est le seul avec lequel on mesure également toutes les lignes, le seul qui les domine par un certain droit d’égalité et dont elles ne peuvent s’éloigner sans tout perdre ; ainsi l’âme se voit frappée d’une véritable indigence quand elle s’égare dans l’immensité des objets ; sa nature la presse à chercher partout l’unité, et la multiplicité la lui dérobe. — Le génie exact et ferme d’Augustin se plaît dans ces sortes de comparaisons pour donner aux vérités qu’il. exprime l’inflexibilité d’une démonstration géométrique.

Voici maintenant comment naquirent les deux livres de l’Ordre.

Augustin, dans sa retraite de Cassiacum, avait l’habitude, ainsi que nous l’avons dit plus haut, de donner régulièrement à la réflexion philosophique la première moitié ou la seconde moitié de la nuit ; il ne souffrait pas que ses jeunes disciples vinssent l’arracher aux méditations silencieuses dans son lit. Augustin était donc éveillé lorsque tout à coup l’eau qui coulait derrière les bains se fit entendre et le rendit plus attentif ; le bruit de l’eau qui se précipitait parmi les cailloux était tantôt doux, tantôt éclatant, et l’inégalité de ce murmure le surprenait ; il s’en demanda la cause à lui-même, et rien ne s’offrit alors à son esprit. À ce moment, Licentius frappa son lit d’un bâton pour faire peur à des souris qui l’importunaient. « Remarquez-vous, dit Augustin à Licentius, (car je vois que votre muse vous a allumé un flambeau pour travailler), remarquez-vous le bruit inégal de cette eau ? — Cela ne m’est pas nouveau, répondit le fils de Romanien ; parfois, en me réveillant, le désir du beau temps m’y a fait prêter l’oreille, prenant d’abord ce bruit pour celui de la pluie, et cette « eau murmurait comme à présent. »

Trigetius, qui couchait dans la même chambre que Licentius, veillait aussi ; il parla comme son jeune ami. Aucune lampe, aucun flambeau