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LES RÉTRACTATIONS. — LIVRE PREMIER.

je parlais alors à la manière de ceux qui n’appliquent le mot sens qu’au corps et qui ne jugent sensibles que les choses corporelles. Aussi partout où je me suis exprimé ainsi, l’équivoque n’a pas été assez évitée, excepté pour ceux qui sont habitués à cette locution. Ailleurs j’ai dit : « Ne pensez-vous pas que vivre heureusement, ce n’est rien autre que de vivre selon ce qu’il y a de meilleur dans l’homme ? » Et voulant expliquer ces paroles : « ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, » j’ai ajouté un peu plus loin : « Qui pourrait douter qu’il n’y a rien de meilleur dans l’homme que cette partie de son âme à la domination de laquelle il convient que tout ce qui est dans l’homme obéisse ? Or, cette partie, afin que vous n’en demandiez pas une autre définition, c’est l’esprit, la raison[1]. » Cela est vrai, car de tout ce qui appartient à la nature humaine, rien n’est meilleur en elle que la raison et l’esprit. Mais quiconque veut vivre heureusement, ne doit pas vivre seulement selon la raison ; car il vivrait selon l’homme, tandis que, pour pouvoir atteindre à la béatitude, c’est selon Dieu qu’il doit vivre. Pour arriver à cette béatitude, notre âme ne se doit pas contenter d’elle-même, elle se doit soumettre à Dieu. Répondant ensuite à mon interlocuteur, je lui disais : « Vous ne vous trompez pas absolument ici ; que ce soit d’un heureux présage pour la suite, je vous le souhaite volontiers[2]. » Quoique je me sois servi de ce terme, non pas sérieusement, mais en jouant, je ne voudrais pas en user. Car je ne sache pas avoir lu le mot de présage (omen) dans nos saintes Écritures[3] ni dans les œuvres d’aucun auteur ecclésiastique ; cependant c’est de là que vient le mot d’abomination qui se rencontre souvent dans les saintes Lettres.

3. Au second livre, c’est une fable ridicule et extravagante que celle de la philocalie et de la philosophie qui sont sœurs et nées d’un même père[4]. En effet, ou ce qu’on nomme philocalie ne s’entend que de pures bagatelles ; elle n’est, dès lors, en aucune façon sœur de la philosophie ; ou bien si ce mot a quelque valeur parce qu’il signifie traduit en latin « l’amour du beau, » et qu’il y a une vraie et suprême beauté dans la sagesse, la philocalie et la philosophie ne sont dans la sphère incorporelle et supérieure qu’une seule et même chose ; elles ne peuvent donc aucunement être deux sœurs.

Ailleurs, en traitant de l’âme, j’ai avancé « qu’elle doit retourner plus sûrement dans le ciel[5]. » Plus sûrement aussi aurais-je dû dire qu’elle doit aller plutôt que retourner ; et cela à cause de ceux qui pensent que les âmes humaines tombées on chassées du ciel par suite de leurs péchés, sont précipitées dans ces corps[6]. Mais je n’ai pas hésité à dire au ciel, comme si j’eusse dit à Dieu qui en est l’auteur et le créateur ; de même que saint Cyprien n’a pas balancé à écrire : « Notre corps étant de la terre et notre âme venant du ciel, nous sommes nous-mêmes terre et ciel[7]. » Aussi est-il écrit dans l’Ecclésiaste : « L’esprit retourne à Dieu qui l’a donné[8]. » Ce qui se doit entendre sans déroger à la parole de l’Apôtre : « Ceux qui ne sont pas encore nés n’ont rien « fait de bien ni de mal[9]. » Donc il ne peut y avoir de doute : Dieu lui-même est une certaine région originelle de la béatitude de l’âme ; Dieu qui l’a, non pas engendrée de lui-même, mais formée de rien comme il a formé le corps de terre. Quant à ce qui regarde l’origine de l’âme et la manière dont elle se trouve dans le corps, vient-elle de celui qui le premier a été créé et fait âme vivante ; en est-il créé une pour chaque homme ? Je l’ignorais alors et je ne le sais point encore aujourd’hui.

4. Dans le troisième livre j’ai dit : « Si vous me demandez mon sentiment, je crois que le souverain bien de l’homme est dans la raison[10].» J’aurais dit avec plus de vérité en Dieu. C’est de Dieu en effet que pour être heureuse la raison doit jouir comme de son souverain bien. Il me déplaît aussi d’avoir écrit : « On peut jurer par tout ce qui est divin[11]. » De même quand j’ai dit des Académiciens qu’ils « connaissaient la vérité et qu’ils donnaient à ce qui lui ressemble le nom de vraisemblance, » et que j’ai taxé de fausse cette vraisemblance à laquelle ils croyaient, j’ai eu tort et pour deux motifs : d’abord parce qu’il n’est pas exact que ce qui a quelque ressem-

  1. Liv. I, C. II, n. 5.
  2. Ibid. C. IV, n. 11.
  3. Il y est cependant une fois au Livre III des Rois, xx, 33. Mais saint Augustin ne l’avait pas peut-être dans la version dont il se servait, ou bien, comme il est question des Païens, il pensait que l’usage d’un mot profane n’était pas digne d’approbation.
  4. Liv. II, C. III n. 7.
  5. Liv. II, C. IX, n. 22.
  6. ce sont les Platoniciens qui professaient cette doctrine, comme on le peut voir dans la Cité de Dieu, livre XCI, ch. 26.
  7. S. Cyp. liv. de l’Oraison dominicale.
  8. Eccl. XII, 7.
  9. Ép. aux Rom. C. IX, 11.
  10. Liv. III, C. XII, n. 27.
  11. Ibid. C. XVI, n. 35.