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chapitre troisième.

Milan ; cette douleur fut le coup de la fortune qui le conduisit dans le sein de la vraie philosophie. « C’est elle, dit Augustin à son ami de Thagaste, qui, dans le loisir où je me trouve et que nous avons tant souhaité, me nourrit et me réchauffe ; c’est elle qui m’a tiré de la superstition (le manichéisme) dans laquelle je vous avais précipité avec moi. Elle enseigne et avec raison que tout ce qui est visible à des yeux mortels, que tout ce qui frappe les sens (extérieurs[1]) ne mérite pas le moindre culte, et n’est digne que de mépris ; elle promet de montrer clairement le Dieu véritable et inconnu, et déjà, comme à travers des nuées lumineuses, elle daigné nous le faire entrevoir. »

Augustin propose pour modèle à Romanien son fils Licentius lui-même ; à tout âge on peut sucer les mamelles de la philosophie, et puiser dans le fleuve profond de la sagesse qui coule toujours.

La discussion va mettre aux prises les disciples d’Augustin. Trigetius, dont nous avons à peine prononcé le nom, avait passé quelque temps dans les emplois militaires, comme pour y laisser les manières incultes et sauvages que donnent les premiers éléments de l’école. Il avait été ensuite rendu à ses amis, plus ardent que jamais dans le goût des sciences humaines. La lecture de l’Hortensius de Cicéron, qui frappa si vivement l’esprit d’Augustin à Carthage, avait préparé ses jeunes amis à l’étude de la sagesse.

Augustin leur pose cette question : Sommes-nous obligés de connaître la vérité ?

Tous répondent affirmativement.

Augustin ajoute : Si nous pouvions être heureux sans la vérité, serait-il nécessaire de la connaître ?

Alype ne se mêlera point à la dispute, il sera un des juges. Trigetius, répondant à la seconde question d’Augustin, dit que si nous pouvons parvenir au bonheur sans la vérité, nous n’avons pas besoin de la chercher. Licentius pense que nous pouvons être heureux en cherchant la vérité. Navigius, frère d’Augustin, est de l’avis de Licentius ; peut-être, ajoute-t-il, que vivre heureusement, c’est passer la vie à chercher la vérité.

Augustin définit la vie heureuse, « la vie conforme à ce qu’il y a de meilleur et de plus parfait dans l’homme : » or il n’est rien de plus excellent dans l’homme que cette partie de l’âme à laquelle il est si juste que tout le reste obéisse ; cette partie de l’âme, c’est la raison.

La question se réduit à deux opinions parmi les jeunes disciples d’Augustin : d’après les uns, la découverte de la vérité est une condition pour le bonheur ; d’après les autres, il suffit de la chercher. — C’est là une grande chose, leur dit le maître. — Si la chose est grande, répond Licentius, elle demande donc de grands hommes. — Ne cherchez pas, surtout dans cette retraite, reprend Augustin, ce qu’il serait si difficile de trouver en tout pays ; mais plutôt expliquez-nous comment vous avez pu dire cela sans témérité et quelle est sur ce point votre pensée. Quand les petits s’appliquent aux grandes choses, elles les font devenir grands. —

Licentius, défenseur des Académiciens, invoque à l’appui de sa cause cette parole de Cicéron : « Celui qui cherche la vérité est heureux, quand même il ne parviendrait pas à la découvrir. » Nous trouvons dans la bouche du fils de Romanien cette belle pensée ; La vertu dans l’homme est quelque chose de divin. — Trigetius soutient l’opinion contraire aux Académiciens ; pour être heureux, il faut être sage et parfait ; or chercher, ce n’est pas un état de perfection.

Augustin résume les divers raisonnements des deux disciples en qui s’étaient personnifiées les deux opinions philosophiques, et conclut logiquement contre les Académiciens. Puisque la félicité de la vie, d’après la définition d’Augustin, est une exacte conformité à, la raison humaine, à ses instincts, à ses vœux, à ses besoins, il n’y aurait plus de bonheur possible si la raison affamée de vérité n’était pas faite pour s’en rassasier. Proclamer notre impuissance à découvrir la vérité, c’est proclamer l’inutilité des facultés qui nous séparent de la bête, c’est anéantir la plus haute, la meilleure partie de nous-mêmes. Toutefois, on ne parvient à la vérité qu’après de longs efforts et de pénibles investigations : cette recherche n’est pas sans charme pour l’intelligence. Le vrai souffre une sorte de violence de la part de l’homme qui le poursuit. La sagesse, dit Augustin, est un astre qui ne vient pas éclairer notre âme aussi facilement que la lumière du soleil éclaire nos yeux.

  1. Saint Augustin, dans la Revue de ses ouvrages, distingue, au sujet de ce passage, des sens intérieurs.