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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

joie. Il semble que Licentius, le fils de Romanien, ait été l’objet de la prédilection particulière d’Augustin ; il était alors catéchumène. « Augustin, dit saint Paulin, l’avait porté dans « son sein et l’avait nourri dès son enfance du « lait de la science des lettres. » Licentius aimait passionnément la poésie et faisait des vers. Augustin accordait chaque jour aux deux jeunes disciples la lecture de la moitié d’un chant de Virgile. Monique, qui était non-seulement une sainte mère, mais une femme d’un esprit pénétrant, se mêlait parfois aux réunions philosophiques de la prairie ou des bains. Il y avait quelque chose d’infiniment doux et tranquille, quelque chose de véritablement antique dans cette société de Cassiacum. Tout s’écrivait dans les entretiens, chacun payait de son esprit, et apportait le produit instantané ou réfléchi de sa pensée. De jeunes et ardentes intelligences s’essayaient à déployer leurs ailes pour monter à Dieu ; Augustin les soutenait ou les dirigeait dans leur vol ; pour leur apprendre à fendre l’air, il s’élevait devant eux comme l’aigle avec ses aiglons.

Avant d’aller plus loin, il nous faut tenir compte d’un fait qui frappa très-vivement l’esprit d’Augustin. Dans le premier temps de son séjour à Cassiacum, il fut saisi d’un mal de dents si violent, qu’il lui était impossible de parler. Augustin écrivit sur des tablettes une prière à ses amis, pour qu’ils voulussent bien demander au Seigneur de le délivrer de ses horribles souffrances. À peine eurent-ils mis le genou à terre, que les douleurs d’Augustin disparurent. Celui-ci fut épouvanté du prodige.

Des conférences de Cassiacum naquirent des ouvrages qu’on lit encore avec beaucoup de fruit et de ravissement : les discours d’Augustin et d’Alype sont reproduits tels qu’ils sortirent de leur bouche ; quant aux paroles des autres interlocuteurs, Augustin s’est borné à la seule expression du sens. Nous devons nous arrêter en détail à ces livres, qui sont comme les mémoires philosophiques d’Augustin après sa conversion ; il est là, en scène avec ses amis, et nous le voyons, nous l’entendons nous le comprenons dans tout le naturel de son génie. Cette époque de la vie de saint Augustin présente un très-grand charme, un inexprimable intérêt. Une appréciation des ouvrages composés à Cassiacum nous fera, du reste, mieux pénétrer dans son âme, nous révélera plus parfaitement sa situation morale un peu avant et après sa conversion, et, enfin, nous introduira au sein des régions philosophiques, où il a jeté tant de flots de lumière.

Nous tomberions dans une confusion extrême, si, en rendant compte de ces ouvrages, nous nous soumettions à l’ordre rigoureux de leur composition. Ce fut dans le court intervalle du premier au second livre contre les philosophes académiciens qu’Augustin composa le Traité de la Vie bienheureuse ; Alype se trouvait en ce moment à Milan. Les deux livres de l’Ordre suivirent immédiatement le Traité de la vie bienheureuse. Nous parlerons donc successivement de ces divers ouvrages.

Expliquons d’un mot la dénomination d’'académicien. C’est ainsi qu’on appelait les philosophes, espèce de faux platoniciens, qui niaient la possibilité d’arriver à la vérité. Ils se donnaient pour chefs Arcésilas, fondateur de la seconde académie, et l’éloquent Carnéade, fondateur de la troisième. Le fils de Monique nous fera voir que le prétendu scepticisme d’Arcésilas et de Carnéade fut une simple précaution que ne voulurent pas comprendre les esprits indolents, faibles ou corrompus. Les philosophes du désespoir avaient été combattus par Cicéron ; quatre siècles après, Augustin entrait dans la voie chrétienne en démolissant un système si contraire à la nature de l’homme et si injurieux au Créateur.

Les trois livres contre les académiciens sont adressés à ce Romanien qui nous est déjà bien connu.

Dans le commencement du premier livre, nous trouvons ces pensées :

Peut-être ce qu’on appelle communément la fortune[1] n’est que le gouvernement de je ne sais quel ordre secret, et ce qui porte le nom de hasard dans les choses humaines, ce sont des événements dont on ne découvre ni la cause ni la raison : il est certain qu’il n’arrive rien de bien ou de mal à chaque partie de l’univers, qui ne trouve son harmonie dans le tout. L’esprit attaché aux choses mortelles ne pénétrera point dans le port de la sagesse, à moins que le vent du malheur ou que quelque coup favorable ne l’y pousse.

Augustin rappelle à Romanien que les pièges humains auraient eu le pouvoir de le retenir encore, sans la douleur de poitrine qui le contraignit de quitter son école d’éloquence à

  1. Saint Augustin, dans la Revue de ses ouvrages (livr. i, n. 4), s’est reproché le mot de fortune comme une expression peu chrétienne.