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chapitre quarante-cinquième.

À l’heure où nous écrivons, le manichéisme subsiste encore dans plus d’une intelligence et au fond même de certaines doctrines. Des philosophes et même des philosophes accrédités enseignent de nos jours que Dieu n’a pas tiré le monde du néant. Cette assertion, inspirée par l’ancien axiome ex nihilo nihil (rien ne se fait de rien), est toute manichéenne ; elle tend à établir antérieurement à la création une substance qui n’est pas Dieu, et que les manichéens appelaient matière et mauvais principe.

Ainsi l’erreur se transforme et ne meurt pas ; cette immortalité de l’erreur est l’immortalité du mal lui-même, qu’on signale, qu’on évite, contre lequel on a raison, mais qu’on ne tue point.




CHAPITRE QUARANTE-SIXIÈME.




Les six livres contre Julien. — Manuel à Lorentius. — Du soin pour les morts.

(421.)


« Je me suis levé pendant la nuit avec David, » dit Bossuet en s’adressant à Dieu[1], « pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées. (Ps. VIII, 4.) Qu’ai-je vu, ô Seigneur ! et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie ! Le soleil s’avançait, « et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés ; les étoiles étaient disparues, et la lune s’était levée avec son croissant, d’un argent si beau et si vif que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil, « en paraissant claire et illuminée par le côté qu’elle tournait vers lui ; tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat, par les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté, elle reçoit une teinte de lumière ; plus il la voit, plus sa lumière s’accroît. Quand il la voit tout entière, elle est dans son plein, et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d’où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage qu’elle rend à son céleste illuminateur. À mesure qu’il approchait, je la voyais disparaître ; le faible croissant diminuait peu à peu, et quand le soleil se fut a montré tout entier, sa pâle et débile lumière s’évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absorbée. On voyait bien qu’elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l’approche du soleil qui l’éclairait, mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la grande, et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles.

Mon Dieu ! lumière éternelle, c’est la figure de ce qui arrive à mon âme quand vous l’éclairez ; elle n’est illuminée que du côté que vous la voyez ; partout où vos rayons ne pénètrent pas, ce n’est que ténèbres ! etc., etc. »

Cette belle comparaison peint merveilleusement l’état de l’âme en présence de son Dieu. L’âme ne sait et ne peut quelque chose qu’à l’aide du Dieu qui l’a créée ; c’est Dieu qui lui donne ou lui retire la lumière et l’énergie, et qui soutient sa débile volonté au milieu des misères morales dont elle est opprimée. Sans Dieu, l’âme demeure livrée à la nuit, et son libre arbitre tombe dans le néant. Puissance de faire le mal, de le choisir, impuissance à accomplir le bien sans le secours divin, voilà en deux mots la nature humaine depuis la chute primitive, voilà aussi toute la doctrine de la grâce catholique. Loin que nous devions nous révolter contre une condition pareille, nous n’y trouvons, quant à nous, pas même matière à une véritable humiliation ; l’indi-

  1. Traité de la concupiscence, chap. 32.