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chapitre trente-troisième.

« Qu’on mette en doute, si on veut, s’écriait saint Jérôme, les récompenses promises dans le ciel à la virginité ; mais on reconnaîtra que Démétriade a déjà reçu de Jésus-Christ plus qu’elle ne lui a donné. Si elle avait épousé un homme, elle n’eût été connue que d’une province : depuis qu’elle s’est consacrée à Jésus-Christ, on en parle par toute la terre. »

Tous les grands hommes du temps firent entendre l’expression de leur allégresse ; on vient de voir comment le cœur du vieux Jérôme s’émut à cette nouvelle ; nous avons parlé de la lettre que Pélage lui-même écrivit à la petite-fille de Proba ; les grandes voix des successeurs de Pierre, Innocent Ier et Léon Ier se mêlèrent aux concerts universels des peuples chrétiens.

Juliana et Proba s’étaient hâtées d’annoncer elles-mêmes à Augustin la pieuse résolution de leur fille ; elles lui avaient envoyé un présent, comme s’il eût été convive au festin d’usage le jour de la consécration des vierges. L’évêque d’Hippone, dans sa réponse[1], se félicite du message qui a devancé le vol de la renommée, et trouve plus glorieux de consacrer à Jésus-Christ des vierges d’un sang illustre que de leur donner des consuls pour époux. Il est beau pour une femme, ajoute Augustin, de voir le cours des années marqué du nom de son mari, mais il est plus grand et plus beau de s’acquérir un mérite et un bonheur inaccessibles aux atteintes des ans.

Pour bien comprendre le prix que les Augustin et les Jérôme attachaient à la virginité, il faut ne pas oublier qu’indépendamment du dévouement à Jésus-Christ et de l’imitation de sa chaste vie, il importait d’établir fortement, comme un des principaux caractères du christianisme, le mépris des plaisirs en face de l’ancienne société, qui avait vécu de voluptés et divinisé les grossiers penchants de l’homme : le point de départ du règne évangélique devait être une éclatante et prodigieuse abnégation dans l’ordre des choses de la terre, un spiritualisme surhumain qui fût une grande protestation contre le sensualisme des mœurs païennes. Un autre motif de cette sainte ardeur pour la virginité, c’était l’idée que la ruine de l’univers était prochaine et que l’histoire humaine touchait à sa dernière page. Il semblait que la fin de l’empire romain fût la fin des temps, et que la chute de Rome dût précéder de peu la chute de l’univers. Toutes les fois qu’il se produit dans le monde une de ces profondes révolutions par lesquelles les sociétés se renouvellent, l’imagination des peuples se trouble en présence de l’inconnu, et, comme elle ne découvre aucune route, elle croit que la grande armée du genre humain est près d’arriver à sa dernière étape.. Dans cet état des esprits, à quoi bon le mariage et comment songer à donner la vie, lorsqu’on est persuadé que chacun va mourir ? Un troisième motif de cette disposition des âmes dans la dernière moitié du quatrième siècle et la première moitié du cinquième, c’étaient les calamités qui tombaient alors sur les nations. Une grande tristesse avait saisi les intelligences à la vue de tant de ruines : tous les cœurs portaient le deuil des invasions. La désolation s’était trop cruellement assise au foyer, domestique, pour qu’on désirât vivement la perpétuité du foyer ; les familles avaient trop longtemps souffert, pour que le goût de la famille demeurât énergiquement au cœur de l’homme. Voilà pourquoi, à l’époque dont nous parlons, le célibat souriait à tant de chrétiens ; voilà pourquoi l’Italie, l’Afrique et l’Orient voyaient des monastères s’élever de toutes parts et les plus mornes déserts étonnés de la multitude de leurs hôtes.

Toutefois ni Augustin ni Jérôme ne méconnurent jamais la grandeur du mariage ; ils poursuivirent au contraire comme de très-coupables erreurs les opinions qui proscrivaient l’union légitime de l’homme et de la femme ; ils se bornent à établir, : d’après l’Évangile et les Épîtres de saint Paul, que l’état virginal, dans la condition nouvelle que nous a faite la rébellion du premier homme, est plus élevé que l’état du mariage. Mais, nous le répétons avec insistance, l’évêque d’Hippone et le solitaire de Bethléem ne parlaient de mariage qu’avec le plus profond respect. C’est ainsi que, dans son livre du Veuvage[2] adressé à Juliana, sur sa propre demande, Augustin, tout en accordant avec l’Apôtre plus d’honneur au veuvage qu’aux secondes noces, appelle les époux des membres du Christ, reconnaît la chaste pureté du lien conjugal, et redit avec saint Paul : « Je veux que les jeunes veuves se marient, qu’elles mettent des fils au monde et

  1. Lettre 150.
  2. En tête de ce livre qui est en forme de lettre, saint Augustin s’appelle le serviteur du Christ et des serviteurs du Christ.