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histoire de saint augustin.

jours quelque chose à gagner dans la manière dont Paulin posait les questions. Toutes les réponses d’Augustin n’arrivaient pas à Nole, et ne sont guère mieux parvenues à la postérité. Nous avons sous les yeux une lettre de 414[1], en réponse à des questions tirées des Psaumes, des Épîtres de saint Paul et de l’Évangile. Nous y trouvons de fréquentes traces de l’étude de la langue grecque, de cette langue qu’Augustin avait d’abord négligée et qu’il posséda ensuite à fond pour mieux s’élever à l’intelligence des Livres saints. Cette lettre nous est une preuve du facile génie d’Augustin ; à voir son étendue et son contenu si substantiel, on ne croirait pas qu’elle fut écrite fort à la hâte, parce que celui qui devait la porter était déjà embarqué dans la rade d’Hippone. Nous nous dispensons d’en donner l’analyse, mais quelques pensées sur les Juifs nous ont particulièrement frappé. Augustin voit dans les Juifs la preuve que, si une grande autorité et l’espérance du salut éternel s’attachent au nom de Jésus-Christ, ce n’est pas sur le fondement d’une invention humaine, née du cerveau d’un imposteur et produite tout à coup dans le monde, mais sur le fondement des prophéties écrites et publiées plusieurs siècles auparavant. Dans le cas où ces prophéties n’auraient pas été tirées des livres mêmes de nos ennemis, n’aurait-on pas cru qu’elles avaient été forgées à plaisir par les chrétiens ? C’est pour cela que le roi David disait à Dieu : Ne les exterminez pas[2]. Une divine marque est imprimée sur le front de Caïn pour empêcher qu’on ne le tue. Caïn, errant après le meurtre d’Abel, est la prophétique figure du peuple juif errant après le meurtre du Messie.

La grande révolution chrétienne, partie d’en-bas, poursuivait son cours victorieux sur les plus hauts sommets. Devant la croix s’inclinaient toutes les gloires, ou plutôt il n’y avait plus de gloire que celle qui passait par la croix. Chaque conquête du christianisme retentissait dans l’empire romain bien plus que n’avaient jamais retenti les victoires des Scipion, des César et de Marius. Une jeune Romaine, Démétriade, fille d’Olybrius et de Juliana, se montrait au monde parée de l’éclat des deux plus illustres maisons de l’empire ; jetée à Carthage avec d’autres vivantes ruines de Rome, elle pratiquait avec une sévère fidélité les enseignements évangéliques. Un discours d’Augustin sur l’excellence de la virginité avait fait naître au cœur de Démétriade le désir de se consacrer à Dieu. Cependant on songeait à la marier, et le jour de l’union n’était pas loin. La fille d’Olybrius connaissait la piété de sa mère et de son aïeule Proba, mais elle s’était imaginée qu’on la croyait trop faible pour se résoudre à renoncer au monde, et qu’on la menait au mariage comme à tout ce qu’elle pouvait atteindre de plus élevé. Démétriade souffrait donc au fond de son âme.

Une nuit elle se sent animée d’un grand courage ; le souvenir de sainte Agnès la décide à braver ses deux mères ; le projet de mariage lui semble un oubli de Dieu et une ingratitude envers la Providence. « Ignores-tu donc, se dit la jeune fille, qui t’a conservé l’honneur en ces jours malheureux où la maîtresse de l’univers est devenue non plus la gloire, mais le sépulcre du peuple romain ? Tu n’as échappé au désastre de Rome que pour te voir reléguée sur un rivage étranger, et tu songerais à prendre un mari proscrit et fugitif comme toi ! Non, non, n’hésite plus ; un parfait amour de Dieu ne connaît pas la peur : allons au combat. » À ces mots, Démétriade rejette bien loin tous les ornements du siècle, enferme ses colliers, ses perles, ses diamants, revêt une tunique et un manteau grossier, et court se jeter aux pieds de Juliana et de Proba. La mère et l’aïeule, ravies de la résolution de leur fille, la pressent dans leurs bras, lui protestent que sa décision les rend heureuses, et la louent de relever la splendeur de sa famille par la gloire de la virginité : elles remerciaient Démétriade de les consoler ainsi de la ruine de leur patrie.

La plus riche et la plus noble fille de l’empire romain reçut le voile virginal des mains de l’évêque de Carthage, et toute la population catholique de la ville accourut à la cérémonie solennelle. Démétriade distribua la plus grande partie de ses biens à l’Église et aux pauvres. Tel était alors l’état des opinions, que la prise de voile de la fille d’Olybrius fut un des plus grands événements de cette époque ; non-seulement l’Afrique, mais l’Italie et l’Orient en retentirent. Saint Jérôme nous dit que. Rome à demi dévastée parut reprendre une partie de sa gloire : la joie des Romains, à cette occasion, aurait pu faire croire que l’armée des Goths avait été vaincue ou que la foudre avait frappé les Barbares.

  1. Lettre 149.
  2. Psaume LVIII, v. 12.