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chapitre trentième.

Lorsqu’il se commettait des injustices dans le pays soumis à sa direction spirituelle, Augustin ne gardait pas le silence ; nous avons une lettre[1] d’une sévère énergie, écrite au seigneur Romulus qui voulait faire payer deux fois ses tenanciers ; il lui exprime sa douleur de voir un chrétien se jouer ainsi des lois de l’équité, et le menace de la terreur du dernier jugement. On sait que dans les premiers siècles de l’Église les affaires des particuliers étaient portées devant les évêques. Augustin aimait mieux juger des inconnus que des amis. Il jugeait souvent jusqu’à l’heure du dîner ; parfois même il n’en dînait pas, et passait la journée entière à écouter les plaintes, à concilier les intérêts. Il réprimandait en présence de tout le monde, pour inspirer la crainte de mal faire. Que de jours enlevés ainsi à ses travaux si importants ! Et si l’on considère les nécessités des devoirs épiscopaux, le temps passé en voyages en Afrique pour le bien de l’Église, on se demande comment il a pu se faire qu’Augustin, depuis l’âge de trente-deux ans jusqu’à l’âge de soixante-seize ans où il mourut, ait composé un nombre si prodigieux d’ouvrages ! Possidius a pu dire que l’évêque d’Hippone a tant dicté ou tant écrit, qu’à peine un lecteur studieux serait capable de tout lire et de tout connaître. On peut soutenir que nul homme ne sut aussi bien employer le temps ; il n’en a point passé la moindre parcelle sans fruit. On s’expliquerait peut-être le nombre surprenant de ses productions, en songeant qu’aucune parole inutile ne sortait de la bouche d’Augustin, qu’il ne parlait qu’en vue d’une question à résoudre, d’une difficulté à éclaircir, d’une vérité à faire connaître, ou bien en vue de rendre meilleur et plus chrétien le troupeau confié à sa gardé, et que tout ce qu’il disait était recueilli : les écrits d’Augustin, pendant quarante ans, furent, jusqu’à un certain point ; toute sa conversation.

Ainsi qu’on a pu le voir déjà, les goûts de l’évêque d’Hippone le portaient peu aux soins temporels. Il aurait voulu être débarrassé de l’administration des biens de l’Église, et aurait préféré vivre des aumônes et offrandes des fidèles. Les revenus de son siège étaient partagés entre sa communauté et les pauvres de la ville ; il réalisait autant qu’il pouvait cette belle parole de saint Jérôme : « La gloire de l’évêque, c’est de subvenir aux besoins des pauvres[2]. » Augustin confiait à des clercs capables la direction temporelle de la maison épiscopale. Possidius nous dit que le grand évêque n’avait jamais en main ni clef ni anneau, ce qui signifie qu’il n’était possesseur de rien, qu’il ne recevait et ne distribuait rien lui-même. À la fin de chaque année, on mettait sous ses yeux l’état des revenus et des dépenses ; il s’en rapportait à ce qu’on lui disait et ne cherchait pas à se rendre compte de l’emploi des fonds. Augustin ne voulut jamais acheter ni maison, ni champ, ni villa. Il autorisait les donations qu’on désirait faire à l’Église d’Hippone ; Possidius nous apprend toutefois qu’il lui vit refuser plusieurs héritages : ce n’est pas que le pontife crût alors les pauvres de son église à l’abri du besoin ; seulement il lui semblait plus équitable que les fils, les parents ou les alliés des morts restassent en possession de ces héritages. Il ne recherchait pas les donations, mais il lui semblait impie qu’on revînt sur une donation une fois faite. Un riche citoyen d’Hippone, qui s’était fixé à Carthage, avait offert un bien à l’église de sa ville natale, se réservant l’usufruit durant sa vie ; il avait envoyé à Augustin les tablettes ou l’engagement de sa donation ; le saint évêque, en acceptant ce don, félicita le citoyen d’Hippone de s’être souvenu de son salut éternel. Quelques années après, voilà que cet homme charge son fils de lettres qui demandaient l’annulation de l’engagement et réclamaient le bien au profit de ce fils : il se bornait à se réserver cent pièces d’or pour les indigents. Ce changement de résolution affligea Augustin ; ce qui l’attristait, ce n’était pas la perte de ce revenu, mais l’idée qu’un chrétien pût se repentir ainsi d’une bonne couvre. Il se hâta de rendre les tablettes de la donation qu’il n’avait ni sollicitée ni désirée, et rejeta l’offre des cent pièces d’or, en faisant sentir au coupable la gravité de sa faute.

Les legs avant la mort lui paraissaient préférables pour l’honneur de l’Église. Il pensait que les legs devaient être faits de pleine et libre volonté. L’évêque d’Hippone n’allait pas jusqu’à défendre aux clercs d’accepter ce qui avait été l’objet de quelques sollicitations, mais lui-même ne l’acceptait pas. Les possessions de l’Église n’étaient pas pour lui un sujet d’amour et de préoccupation ; attaché à de plus grandes choses, c’est à peine s’il descendait parfois des

  1. Lettre 247.
  2. Lettre à Nepotianus.