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chapitre vingt-huitième.

On ne doit pas, dit-on, changer ce qui est bon et surtout ce que Dieu a fait. Le changement d’une chose ne suppose pas qu’elle soit mauvaise, mais seulement qu’elle ne convient plus. La vie de l’homme et la vie des empires sont pleines d’exemples de cette vérité. Dieu, qui connaît l’homme mieux que l’homme ne se connaît lui-même, n’a pas voulu révéler tout de suite le dernier mot de sa loi religieuse ; il s’est borné à faire pressentir et prophétiser la perfection de la loi ; il a proportionné ses révélations aux besoins et aux progrès de ses créatures. Tout immuable qu’il est, Dieu, selon chaque époque et chaque révolution, ajoute et enlève, abolit, augmente et diminue, jusqu’à ce que le cours des siècles, en formant toute chose selon les divers temps, et coulant avec un ordre admirable comme un grand et harmonieux poème, s’achève et nous fasse passer de cette vie, qui est le temps de la foi, à la pleine contemplation de Dieu. Cette pensée d’Augustin, que nous avons retrouvée plus d’une fois dans ses livres, est d’une frappante beauté : on ne peut juger de plus haut les révolutions humaines et les œuvres de Dieu. L’évêque d’Hippone dit qu’un homme ne serait pas accusé de légèreté ni d’inconstance pour faire autre chose le matin et autre chose le soir, autre chose ce mois et cette année, autre chose un autre mois et une autre année : de même on ne saurait reprocher à Dieu d’avoir demandé des sacrifices différents dans les premiers et les derniers temps du monde ; il n’a fait que placer dans la variété des âges et pour l’instruction des hommes des institutions mystérieuses, conformes aux mœurs et aux besoins des siècles. Mais ces changements divers se trouvaient, dès le commencement, dans les desseins de Dieu.

Les païens, qui soutenaient l’incompatibilité de la pratique chrétienne avec le gouvernement des empires, n’étaient pas difficiles à réfuter. Augustin passe en revue les diverses objections. L’oubli des injures exclurait-il l’ordre dans la cité ? Mai les historiens latins[1] n’ont-ils pas parlé des vieux Romains qui aimaient mieux pardonner les injures que d’en tirer vengeance ? De tels sentiments les ont-ils empêchés de faire d’une république petite et pauvre la plus grande et la plus riche république de l’univers ? Cicéron[2], louant les mœurs de César, n’a-t-il pas dit que César n’oubliait que les injures ? Ce noble dédain pour la vengeance, c’est ce que l’Évangile appelle ne pas rendre le mal pour le mal. Quelle heureuse et puissante république que celle où tous les citoyens mettraient constamment en pratique l’oubli du mal ! L’union des cœurs serait le fondement d’une république vraiment chrétienne ; cette union n’eût pas été possible chez les païens, qui adoraient des dieux en guerre les uns contre les autres. Il ne faut pas prendre à la lettre ces préceptes de l’Évangile : Si on vous frappe sur une joue, tendez l’autre joue ; si on veut vous ôter votre robe, donnez encore votre manteau ; si quelqu’un veut vous forcer de faire mille pas avec lui, faites-en deux mille : le but de ces préceptes, c’est de nous porter à la patience et de nous inviter à vaincre le mal par le bien.

D’ailleurs, une telle manière de supporter les outrages ou les violences serait une grande leçon qui porterait infailliblement des fruits d’union et de fraternité parmi les hommes. Ce qui prouve qu’il suffit de pratiquer l’enseignement moral de l’Évangile, c’est que Jésus-Christ lui-même n’a pas suivi à la lettre ces préceptes ; frappé sur une joue chez le grand-prêtre, il a dit : « Si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? » Saint Paul frappé par l’ordre du prince des prêtres, lui répondit : « Dieu vous frappera, muraille blanchie ! » Sous l’inspiration évangélique, la guerre elle-même pourrait garder de la charité : on ne ferait la guerre que pour ramener les vaincus à la justice. L’Évangile n’a pas interdit la profession des armes. Saint Jean, répondant aux soldats qui viennent le consulter, se borne à leur dire : « Ne faites ni violence ni fraude, et contentez-vous de votre paye. » Qu’on nous donne une république composée de chrétiens remplissant tous leurs devoirs : on aura l’ordre, l’honneur et la prospérité.

L’évêque d’Hippone ne dit qu’un mot d’Apulée dont les païens d’Afrique voulaient placer les miracles au-dessus des miracles de Jésus-Christ. On prétend qu’Apulée accomplit de grandes merveilles par la force de la magie ; or, Apulée a déployé beaucoup d’éloquence pour prouver qu’il n’a jamais été magicien. Augustin fait observer que le philosophe de Madaure, malgré le merveilleux pouvoir qui lui est attribué, ne put jamais parvenir à aucune charge dans la république, à aucune dignité

  1. Salluste.
  2. Pro Ligario.