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chapitre vingtième.

marche du monde est une immense conjuration contre la vérité ; aussi ses moindres progrès, ses moindres conquêtes coûtent d’inexprimables efforts ; elle a besoin de recommencer des luttes pour chaque pas qu’elle fait, et c’est surtout de la vérité qu’on peut dire que son passage en ce monde est un combat continuel. Les hommes dévoués à sa défense sont donc condamnés à des travaux qui n’ont pas de fin sur la terre ; il faut que leur voix crie sans cesse, et qu’on l’entende à chaque aurore et à chaque soir, comme le soir des cloches de nos églises. Il faut qu’ils soient la tour de guerre avec ses créneaux toujours armés. Tel fut le grand Augustin d’Hippone ; ce qu’il avait prouvé vingt fois, il le prouvait encore : après avoir abattu, il frappait encore les ruines, car l’erreur renversée est semblable au serpent coupé en morceaux, qui s’épuise en efforts pour réunir ses tronçons sanglants.

Plus d’une fois le docteur avait établi que Dieu est le souverain bien, la source de tous lesbiens visibles et invisibles ; il avait établi ce qu’est le bien, ce qu’est le mal, ce qu’est le péché. Dans son livre De la Nature du bien, contre les Manichéens[1], composé au commencement de l’année 405, il revint sur ces questions avec une remarquable netteté, et s’efforça de faire toucher la vérité à ses adversaires. Augustin leur répétait que Dieu est immuable, mais que la mutabilité est le partage de toutes les choses créées de rien ; que la puissance divine se déploie dans la création de tous les biens, grands ou petits ; que tout ce qui existe est bon à divers degrés. Saint Paul avait dit Toute créature de Dieu est bonne[2] : le mode, l’espèce, l’ordre représentent la généralité des biens dans la création. Le mal n’a pas de nature propre ; ce n’est que la diminution ou le retranchement du bien. La matière primitive appelée Hyle[3], et dont les manichéens avaient fait une puissance créatrice, était elle-même un bien, car elle était susceptible de recevoir des formes, par conséquent susceptible de beauté. Quand notre Dieu a dit à son serviteur : « Je suis celui qui suis, » il a donné une magnifique et complète définition de lui-même, il a révélé sa nature immuable. Ce caractère de la nature divine se retrouve en plusieurs passages de nos livres inspirés. « Vous changerez les choses, et elles seront changées, dit le psalmiste[4] au Seigneur ; mais vous, vous demeurez le même. » La Sagesse, dans le livre[5] qui porte son nom, a dit : « Demeurant en elle-même, la sagesse renouvelle toutes choses. » L’apôtre Paul parle de Dieu comme étant seul incorruptible. L’apôtre Jacques[6] dit, en parlant du Père des lumières, qu’en lui il n’y a pas de changement, ni un seul moment d’ombre.

Après avoir mis à nu toutes les abominations qui étaient au fond des croyances des manichéens, et qui outrageaient la nature divine, Augustin nous apprend un fait curieux ; c’est qu’il y avait dans les Gaules des sectateurs de cette doctrine ; l’évêque d’Hippone le tenait d’un chrétien catholique de Rome. Il cite la Paphlagonie, comme un des pays d’Asiequi étaient particulièrement infectés de manichéisme. C’est là, en effet, que Manichée, poursuivi par la cour de Perse, avait subi son premier exil : le sectaire avait dû y laisser des traces. Augustin termine son livre de la Nature du mal par une prière où il demande instamment à Dieu de délivrer, au moyen de son ministère, ce qui reste des manichéens, comme il en a déjà délivré un grand nombre. « Telle est, dit-il, la grandeur de votre miséricorde et de votre puissance, telle est la vérité de votre baptême, et telle est la force des clefs du royaume des cieux dans votre sainte Église, qu’il ne faut pas désespérer d’eux, tant qu’ils sont sur la terre, par votre patience, etc., etc. »

La réponse à Secondinus suivit de près le livre De la Nature du mal. Secondinus était un auditeur manichéen ; nous pensons qu’il n’habitait pas l’Afrique, mais l’Italie, d’après un passage de la réponse d’Augustin, où le grand docteur le renvoie à soir ouvrage sur le Libre arbitre, qu’il pourra trouver, lui dit-il, à Nole en Campanie, auprès de Paulin, noble serviteur de Dieu. Augustin ne le connaissait pas même de figure, ce qui n’empêcha pas l’auditeur de lui écrire, comme à un ami, pour le presser de mettre fin à ses luttes contre le manichéisme, et de revenir à la doctrine des deux principes. Cette lettre est fort curieuse ; Secondinus considérait l’évêque d’Hippone comme une grande intelligence jetée dans une fausse

  1. Fénelon, dans sa Réfutation du système du P. Malebranche sur la Nature et la Grâce, s’est appuyé de plusieurs passages de ce livre de saint Augustin pour prouver au célèbre oratorien que Dieu n’est pas obligé de donner à ses ouvrages la plus haute perfection possible, et qu’une créature, par cela seul qu’elle a reçu l’être, est bonne et digne de Dieu.
  2. Timot., I, IV, 4.
  3. Ὕλη
  4. Ps. CI. 27.
  5. XI, 21.
  6. I, 17.