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mais, pour être logiques et justes, ils devraient ajouter qu’elle n’a jamais perverti personne non plus ; auquel cas elle serait simplement un jeu innocent, un divertissement puéril sur lequel l’État n’aurait pas de surveillance à exercer. Or, puisqu’il en exerce une, et très active, c’est qu’il ne voit pas les choses ainsi, et il a raison.

Je ne voudrais pas exagérer le rôle social de la littérature ; mais il y a dans la structure des sociétés une charpente intérieure aussi importante à l’économie générale que la charpente osseuse à celle de l’individu : ce sont les mœurs. C’est par là que les nations se maintiennent, plus encore que par leurs codes et leurs constitutions. Nous en avons eu la preuve au lendemain des révolutions, pendant l’interrègne des lois. Mais les mœurs semblent ne relever que d’elles-mêmes ; elles échappent à l’action gouvernementale ; il n’est décret ni ordonnance qui puisse les réformer ou les transformer. Quel moyen d’influence a-t-on sur elles ?

Vous souvenez-vous des belles expériences de M. Flourens sur la vie des os ? Il a démontré qu’ils se renouvelaient incessamment, en les colorant sous l’action d’une alimentation colorante. Ne pourrait-on pas appeler la littérature l’alimentation colorante de l’esprit public ? Et la partie la plus active, sinon la plus nutritive de la littérature, n’est-ce pas le théâtre ? Les ennemis de l’émancipation intellectuelle lui ont déclaré une guerre spéciale, et je ne veux pas d’autre preuve de son efficacité. N’est-il pas en effet la forme de la pensée la plus saisissable et la plus saisissante ? Il est en rapport immédiat avec la foule ; ses enseignements, bons ou mauvais, arrivent à leur adresse directement et violemment. Vous dites qu’il n’a corrigé personne ; je le veux bien ; mais la même objection pourrait s’opposer aux livres de morale et à l’éloquence de la chaire ; d’ailleurs le but n’est pas de corriger quelqu’un, c’est de corriger tout le monde ; le vice individuel n’est pas possible à supprimer, mais on peut en supprimer la contagion ; et de tous les engins de la pensée humaine, le théâtre est le plus puissant, voilà tout.

C’est donc un instrument précieux et dangereux tout à la fois qu’il importe au moins autant de ne pas émousser que de bien diriger. Souvent, j’en conviens, le milieu exact est dif-