Page:Audoux - Le Chaland de la reine, 1910.pdf/43

Cette page n’a pas encore été corrigée

Fragment de lettre 41

Écoute : je n'ai jamais parlé de ces choses à personne. Les gens ne m'auraient pas crue et se seraient moqués de moi.

Toi. tu es ma sœur et tu m'aimes. Je suis sûre que tu ne penseras pas que je suis folle…

Quoique tu aies très peu connu mon mari, tu dois te souvenir de ses yeux qu'il avait très enfoncés et de teintes si changeantes qu'on ne pouvait jamais dire de quelle couleur ils étaient ; ainsi, plusieurs mois après mon mariage, je n'avais pu m'y habituer, et je baissais les paupières chaque fois qu'il me regardait un peu longtemps. Pourtant il était doux et affectueux, et je l'aimais.

À l'annonce de ma première grossesse, il m'entoura des soins les plus minutieux. Souvent, je surprenais un regard inquiet fixé sur moi. Je ne compris son tourment que le jour où il me dit : « Pourvu que ce soit un garçon ! »

Ce fut ma petite Lise, et rien ne pourrait rendre le regard de mépris qu'il laissa tomber sur le berceau.

La mignonne avait bien près d'un an quand j'eus une deuxième fille. Mon mari haussa les épaules ; cependant il regarda la petite et il dit d'un air désenchanté : « Il faut que j'en prenne mon parti ! Je vois bien que nous n'aurons que des filles ! »

Le jour de la naissance de mon petit Raymond, tout changea. J'étais si joyeuse que j'envoyai la bonne à la recherche de mon mari pour lui apprendre la bonne nouvelle. Il ne voulait pas y