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née, ils rentraient tous deux dans la chambre du sixième, d’où l’on voyait encore le canal ; ils dînaient sur une petite table, près de la fenêtre ; lui racontait ce qu’il avait fait à l’école, et le père l’encourageait.

Il n’y avait pas bien longtemps qu’il ne réclamait plus d’histoire avant de se coucher. C’était toujours des histoires de marinier que son père lui contait. Il y en avait surtout une qu’il aimait beaucoup et qui commençait comme ça : « Il y avait une fois un marinier, qui avait un chaland si joli, si joli, que toutes les dames et les demoiselles venaient à l’écluse pour le voir passer ».

Il la regrettait, cette écluse Saint-Martin. Il la revoyait avec sa passerelle où les gens passaient à la queue leu-leu ; il revoyait aussi le grand bassin où les chalands avaient l’air de s’ennuyer comme s’ils étaient en pénitence, et les maisons qui se miraient tout entières dans le canal et qu’on voyait tout à l’envers.

Il y avait aussi la grande usine d’en face, qui déversait tant d’eau chaude dans le canal que tout le bassin fumait, comme si le feu était au fond. Il l’aimait aussi, cette usine qui avait neuf grandes cheminées ; il ne pouvait jamais passer devant sans les compter.

Il y avait des fois où les neuf cheminées fumaient ensemble. Cela formait un gros nuage qui se rabattait et faisait comme un pont par-dessus le bassin.