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Au moment où tout semblait prospérer autour de moi Angèle quitta la place de charcutière que tante Rude avait choisie pour elle. Je vis son retour avec une réelle contrariété car elle ne pouvait m’être d’aucune utilité à la maison.

Tante Rude la gronda sans mesure. Oncle meunier la sermonna ; rien n’y fit. Elle baissait la tête sous les remontrances, et dès que nous étions seules, elle pleurait et suppliait : « Garde-moi, Annette ».

Dans l’espoir qu’elle retournerait chez ses patrons qui ne demandaient qu’à la reprendre, je lui parlais de la misère qui nous attendait tous, si elle ne travaillait pas pour son propre compte. Elle pleura plus fort en me disant :

— Je me priverai de manger si tu le veux, mais garde-moi, je t’en prie.

Firmin se joignit à elle, et les larmes de tous deux firent couler les miennes. Pourtant je ne cédais pas encore ; l’avenir m’effrayait car mes parents comme d’un commun accord, venaient de diminuer la somme déjà si minime qu’ils m’envoyaient. Et les jumeaux couraient pieds nus en dehors de l’école pour économiser leurs chaussures. Cependant à regarder Angèle, la pitié chassa bientôt mes craintes d’avenir. Ainsi que moi elle avait grandi trop vite, et ses quatorze ans paraissaient ne pas être assez forts pour la soutenir. Elle marchait le buste fléchissant, et le corps si mal d’aplomb, que je craignais toujours de lui voir perdre l’équilibre. Je me souvins de ma propre faiblesse au temps de la dure moisson. Et, sans plus vouloir écouter les conseils de tante