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d’un ennui tel qu’il fallut bien la ramener à Paris.

Aux régiments qui passent encore sur le boulevard Clémence n’offre pas de fleurs, mais elle offre sa beauté tout entière. Montée sur un banc et dominant les autres jeunes filles accourues comme elle, elle semble une fleur rare, poussée au meilleur endroit afin d’être parfaitement vue de tous.

Elle ne s’ennuie pas moins ici qu’au moulin et dès que sa mère lui fait une remontrance elle menace de ne plus rentrer à la maison. Elle veut vivre à sa guise et non à la nôtre, dit-elle. Par moment, on aperçoit en elle comme une folie. Elle parle pendant tout un jour d’un aviateur en renom qui ne demande qu’à l’épouser. Le lendemain elle dit la même chose d’un lieutenant, d’un capitaine et même d’un général. Et, sans souci de celles qui pleurent ou craignent, elle chante son refrain de guerre, d’amour et de splendeur !

Elle était si belle
Qu’on la croyait reine
Du beau régiment.

Le linge que je lave à la buanderie n’a plus cette odeur douceâtre qui m’écœurait ; il a une odeur de sang qui me prend à la gorge et me fait tousser. Le travail presse. À tout instant on entend la voix du contremaître :

« Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! les blessés manquent de linge. »

Courbées sous les paquets secs ou mouillés qu’il nous faut transporter d’un endroit à l’autre nous peinons comme des bêtes de somme surchargées.