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J’ai refermé la porte de la chambre et suis montée dans la tour, en disant :

« Dors, Valère, dors aussi longtemps que cela te sera nécessaire, tu peux même prendre ma part de sommeil, car je sens bien que je n’en aurai pas besoin cette nuit. Je n’ai pas besoin de nourriture non plus, et, quoique je n’aie pris aucun aliment de toute cette journée, mon estomac est plus lourd que s’il était chargé de pierres.

Pour me sentir moins seule j’ouvre la petite fenêtre carrée, et je m’y accoude. C’est ici que je passe mes veillées du samedi ; je reste là des heures à souhaiter le retour de Valère, et à guetter sa silhouette vacillante sur le court chemin qui nous sépare de la station des tramways. Aujourd’hui, je n’ai personne à guetter sur le chemin, et dans le jour finissant, je regarde ce coin de jardin enserré entre la cabane de la Crapaude et un mur qui borde la route. Dans cet enclos, à part un citronnier complètement couché, et malgré cela chargé de fruits, il n’y a que des pierres ; des pierres de toutes formes et de toutes tailles, entassées ou séparées mais auprès desquelles nulle herbe ne pousse. Juste au-dessous de moi trois pierres hautes et de formes inquiétantes sont groupées ; larges et solides à la base, elles s’amenuisent et s’effilent jusqu’à devenir pointues comme des fuseaux. D’où viennent ces pierres trouées d’usure et rongées de rouille ? et qui les a groupées ainsi ?

Soudain je cesse de me pencher car l’idée me vient que si je tombais sur elles, je ne reverrais plus la lumière du soleil.

À cette heure, le ciel est tout voilé de brume,