Page:Audoux – Le Suicide, paru dans Les Cahiers d’aujourd’hui, 1913.djvu/3

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ses yeux rencontrèrent les miens, et je vis bien qu’il disait la vérité. La foule grossissait derrière lui, et les pas lancés résonnaient avec un bruit sourd. L’homme courait toujours, le doigt levé devant son visage, et sa voix dominait le tumulte :

— Je n’ai rien fait ! Je n’ai rien fait !

Mais un marchand sortit de sa boutique en entendant le bruit, et il saisit le fuyard à pleins bras par le milieu du corps.

— Je n’ai rien fait ! répétait le malheureux en cherchant à dénouer les bras qui le retenaient.

La foule s’arrêta pour entourer les deux hommes et des sergents de ville accoururent et demandèrent :

— Qu’a-t-il fait ?

Personne ne le savait, et chacun le demandait à son voisin. Alors les sergents de ville prirent l’homme par les bras et l’emmenèrent pendant qu’il disait encore d’une voix essoufflée :

— Je n’ai rien fait !

Et je pense que moi non plus, je n’ai rien fait et cependant ma peine est si dure qu’elle empêche mes larmes de couler.

Hier, un ami m’a dit :

— Venez avec moi, vous verrez les enfants.

J’ai refusé ; je porte en moi une douleur si profonde que les enfants ne peuvent même plus me réjouir.

Je suis entrée souvent dans des églises. Les prêtres disent tous la même chose :

« Il faut savoir se priver des joies de la vie, pour posséder après sa mort les délices du paradis qui durent pendant l’éternité. »

Je voudrais croire leurs paroles. Je regarde leur visage avec attention, il y en a parmi eux dont la bouche est comme celle d’un enfant.

Je connais une petite chapelle, tout près de la mer, où les femmes des marins vont faire brûler des cierges et où il n’y a pas de chaises pour s’asseoir. Les marins prient debout et les femmes à genoux. Je me suis agenouillée comme les femmes, et je suis restée debout comme les hommes, dans la petite chapelle, mais jamais, la prière n’est venue à moi.