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La réconciliation suivit cette entrevue ; ils troquèrent leurs tabatières.

« Ce fut, dit Sainte-Beuve, un assaut de grâce ; du coup, un bourgeois, là présent, eut presque de l’esprit. Il s’y dépensa plus de bons mots en un quart d’heure que durant des siècles de la ligue hanséatique. »

Et puis, « chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, dit Chateaubriand, Delille vint aussi s’établir à Londres. L’émigration le comptait avec orgueil dans ses rangs. Il chantait nos malheurs ; raison de plus pour nous faire aimer sa misère. »

« Emportant la pitié dans son cœur, a ajouté Regnault de Saint-Jean-d’Angély, ainsi qu’Énée emportait ses Dieux chassés d’Ilion, il était allé sur la terre étrangère élever un monument a cette divinité des âmes tendres, devenue alors la divinité des âmes courageuses. »

À Londres, « il rendit d’abord visite à Malouet qui le reçut fort bien » et à Montlosier, son compatriote, qui l’accueillit fort mal. Aux yeux des intransigeants — et Dieu sait si le comte en était — Delille avait eu le tort d’envoyer une lettre au comte d’Artois, qui lui avait donné jadis l’abbaye de Saint-Séverin. En outre on lui attribuait des lettres contre le parti « monarchien ». Delille s’excusait : les lettres dont on se plaignait lui avaient été envoyées de Londres ; puis il ne pouvait oublier que le comte d’Artois avait été son protecteur.

Pour la politique proprement dite, il n’y entendait rien. Un jour, dans un dîner où était l’abbé Dillon, il avait jasé sur ce chapitre à tort et à travers. Quand il eut fini, l’abbé Dillon lui dit : « Allons, l’abbé, il faudra que vous mettiez tout cela en vers pour nous le faire avaler. » C’est moins dur que le mot de Rivarol à un autre abbé. Rivarol blâmait devant lui une mesure : « Avec un peu d’esprit on eût évité cette faute ». « De l’esprit, de l’esprit, s’exclame l’abbé, c’est l’esprit qui nous a perdus. » — « Alors, Monsieur, reprit Rivarol, pourquoi ne nous avez-vous pas sauvés ? »

Entre compagnons d’infortune les rancunes peuvent-elles exister ? Le malheur est un lien et, sur la terre étrangère, dans l’exil, on se