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nos victoires. » La république, qui n’avait que faire des chimistes, eut l’idée, ce jour-là, qu’elle pouvait avoir besoin des poètes.

Cependant le sort de Roucher et de Grenier — (bien qu’il y eût quelque chose là) — ne pouvait pas rassurer complètement Delille, malgré la protection de Chaumette.

Il rencontre un jour le représentant du peuple, Joseph Cambon, qui lui déclare qu’il est le plus malheureux citoyen de la république ; il ne peut s’absenter seulement pendant huit jours pour s’aller reposer à la campagne ; « la convention n’a que trois orateurs et j’en suis t’un ».

« Il est impossible de tenir dans ce pays-ci », s’écria le professeur académicien, choqué d’une si grave incorrection grammaticale.

L’anecdote est controuvée ; c’est peut-être la traduction de son mot à Mme Lebrun, réfugiée à Rome : « La politique a tout perdu ; on ne cause plus à Paris. » La dispersion de ses amis, le bruit de la rue, les violences de la foule, les massacres et l’échafaud effrayaient le citoyen et rebutaient, dans ses goûts, le rêveur.

Michaud, un ami, a raconté en tête des Poésies de Delille (1801) que son ami l’abbé Antoine de Cournand, professeur, étant de garde aux Tuileries, rencontra le poète qui se promenait malgré son arrestation au logis ; il fit mine de le reconduire chez lui au nom de la loi. Delille depuis eut une peur horrible et de la garde nationale et de l’abbé Cournand. Cet abbé Cournand, prêtre jureur, fort avancé dans la révolution, vantait, prônait le mariage des prêtres. Delille lui appliquait l’épigramme de Chapelle qui, à propos de Bérénice, répétait ce refrain d’une vieille chanson :


Cournand pleure, Cournand prie,
Cournand veut qu’on le marie.


Il ajoutait ce distique qui eût choqué Boileau :


Et de ses larges flancs voit sortir à longs flots,
Tout un peuple d’abbés, pères d’abbés nouveaux.