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entendre davantage ce soir. Je souhaite qu’une bonne nuit vous ramène à des idées plus saines.

Lui parti, Jekyll demeura, longtemps encore, l’esprit tendu, sans songer à prendre un repos nécessaire.


II


Dès le lendemain. Jekyll s’attacha fébrilement à rechercher la solution du fantastique problème qu’il s’était posé. Et, ne donnant plus à son dispensaire que le temps strictement nécessaire, écourtant ses visites à Maud en s’excusant sur ses travaux dont, même à Lanyon, il cachait Jalousement le but, pendant de longues semaines, nuit et jour, entre les vieux grimoires qu’il puisait dans sa bibliothèque et les cornues de son laboratoire, il travailla. Et il composait d’étranges mélanges que, progressivement, il expérimentait sur lui-même. Les uns exerçaient une influence déprimante sur ses facultés intellectuelles, d’autres, au contraire, les aiguisaient, mais aucun encore n’arrivait à réaliser le véritable dédoublement moral qu’il recherchait.

À force, cependant, d’opiniâtre persévérance, il sentit qu’il approchait du but. Il était parvenu à combiner un breuvage sous l’action passagère duquel il percevait et gardait encore le pouvoir d’analyser une sensible transformation de sa personnalité. Il s’acharna à le parfaire, sans négliger en même temps d’en rechercher l’antidote. Plusieurs jours, alors, il ne sortit même plus de son laboratoire, condamnant sa porte, se faisant simplement passer par Jack, le vieux domestique qui l’avait vu naître, quelques aliments dont il faisait, en hâte, ses repas.

Un soir, enfin, de tâtonnements en tâtonnements, il eut devant lui deux éprouvettes pleines chacune d’un liquide de coloration différente, et il ressentit l’intime certitude qu’il était arrivé au terme de ses efforts. Il lui restait à en acquérir la preuve, à tenter sur lui l’expérience décisive. Un instant il hésita ; les paroles de Lanyon : « dangereuse utopie », « folie criminelle », semblèrent retentir à ses oreilles, mais en même temps les mots tentateurs de Carew lui revinrent à l’esprit…

Dans une résolution subite, il vida la première éprouvette dans un verre, et, d’un trait, en absorba le contenu.

Tout sembla tourner autour de lui. Une épouvantable brûlure lui déchira les entrailles. Il tomba à terre, les membres tordus dans d’effroyables convulsions. Un instant il perdit connaissance. Quand il revint à lui, il lui sembla flotter dans l’inconnu. Puis, il se souvint. Il retrouvait toute sa personnalité. Il était bien Jekyll, le Dr  Jekyll, mais avec une psychologie toute nouvelle, avec des instincts débridés. Dès le premier instant le souvenir de Dolorès fulgura dans son esprit, son image se présenta à lui, invisiblement attirante, et aucune voix, au fond de lui-même, ne s’élevait à cet instant pour lui dire de s’en détourner.


Dolorès alla à Jekyll…

Sa lucidité demeurait entière. Il eut le sentiment déjà triomphant d’une complète réussite.

Soudain, il posa par hasard son regard sur ses mains et eut un violent tressaillement. Elles s’étaient complètement métamorphosées, avaient pris un aspect squelettique. La peau parcheminée qui y adhérait était marbrée de hideuses taches verdâtres. Ses doigts s’étaient démesurément allongés, et les ongles crochus qui les terminaient maintenant paraissaient plutôt être d’affreuses griffes.

Il porta anxieusement à son visage ces extrémités informes : au toucher, il ne reconnaissait plus ses traits… alors qu’il ne voulait opérer que sur son être moral, était-il possible que son être physique ait subi une telle transformation ?

En hâte, il gagna la petite porte de son laboratoire, s’assura qu’il n’y avait personne dans la cour qui le séparait de son logement particulier, et gagna son cabinet. Une lampe brûlait sur le bureau. Il la prit, s’approcha de la glace, et demeura épouvanté. Ce n’était presque plus une face humaine, c’était un monstre qu’il voyait en face de lui. Déformé, le crâne se terminait en un cône sur lequel flottaient quelques cheveux. Les yeux étaient chassieux. Les oreilles, décollées, semblaient deux ailes de chauve-souris. La bouche, aux lèvres rongées comme par un liquide corrosif, laissait passer de longues dents noires. La peau, parcheminée comme celle des mains, portait les mêmes taches répugnantes. Et une expression hébétée et cruelle de bestialité flottait sur cet effroyable visage, tandis que la taille était ployée sous une énorme gibbosité.

Jekyll se considéra avec horreur.

— Oh ! rester ainsi, dit-il terrifié, sans reconnaître le son de sa propre voix.

Fébrilement, il retourna à son laboratoire, saisit l’éprouvette où se trouvait le liquide qui devait le rendre à son état normal. Il frissonna à la pensée qu’il s’était peut-être trompé : il n’osait le porter à ses lèvres dans la terreur de se retrouver ensuite tel qu’il était à ce moment. Enfin, brusquement, il se décida.

Il subit lu même commotion qu’auparavant, passa par la même crise de convulsions. Quand il revint à lui, il regarda anxieusement ses mains : elles avaient repris leur apparence primitive. Il courut à son cabinet, se précipita vers la glace, qui lui renvoya son image accoutumée.

Il était redevenu lui-même. Il avait retrouvé, en même temps que son aspect extérieur, son individualité morale. Son âme n’avait gardé aucune empreinte des instincts qui s’étaient impérieusement éveillés en lui sous son autre incarnation. Il était parvenu à séparer la graine de l’ivraie. Il triomphait.

Et il se retrouvait à ce moment tellement pareil à ce qu’il était avant ses expériences que, délivré, maintenant de l’obsession de ses recherches, il ne pensait déjà qu’à reprendre son travail au dispensaire dont il avait ces derniers jours confié provisoirement la direction à Lanyon et à aller dès le lendemain rendre visite à Maud qu’il avait beaucoup négligée depuis quelque temps.