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LE FILM COMPLET

qu’il détacha d’un carnet. Un instant après il reparaissait sur la place, et, dédaigneusement, disait :

— Voici cent livres. Est-ce assez pour une petite correction méritée ?

Devant l’importance de cette somme, le père ne disait plus rien et tendait la main pour prendre le chèque, mais Utterson s’en saisit, l’examina :

— Ceci est la signature du Dr  Jekyll, remarqua-t-il. Comment ce chèque se trouve-t-il entre vos mains ? D’autant plus que le docteur est absent. Et je vous ai vu pénétrer chez lui. Voulez-vous m’expliquer ces bizarreries qui sont bien faites pour nous étonner autant que votre conduite indigne ?

La colère, de nouveau, s’empara de Hyde :

— Étonnez-vous si cela vous plaît, monsieur Utterson. (Vous voyez, moi, je vous connais). Mais ne vous arrogez pas le droit de me poser des questions ni de vous mêler de mes affaires. Occupez-vous des vôtres, cela vaudra mieux. Que cet homme aille encaisser ses cent livres, c’est tout ce qu’il demande.

Il tourna le dos et s’éloigna. Lord Carew et Utterson échangèrent un regard :

— Serait-ce là, dit le dernier, ce fameux Hyde ? Mais comment me connaît-il ? Retournons interroger Jack pour en avoir le cœur net.

Ils sonnèrent de nouveau chez Jekyll, racontèrent brièvement ce qui venait de se passer, dépeignirent l’individu qui avait commis cet odieux acte de brutalité et avait échappé à de sévères poursuites au moyen d’une large libéralité :

— Ce ne peut être, en effet, que M. Hyde, répondit le vieux domestique. Il n’y a que lui, en dehors du docteur, qui possède la clef du laboratoire, et d’ailleurs mon maître m’a prévenu qu’il entrerait et sortirait selon son bon plaisir… Ah ! c’est un bien étrange personnage, et j’avoue que j’évite, autant qu’il est possible, toute occasion de me trouver en sa présence.

— Mais enfin, observa lord Carew, comment peut-il se faire qu’il ait pu disposer d’un chèque du Dr  Jekyll et daté d’aujourd’hui, puisque notre ami est absent ? Celui-ci lui aurait-il laissé des chèques signés en blanc ? C’est bien étrange !

Jack leva les bras d’un geste d’ignorance, et les deux hommes s’en retournèrent de plus en plus préoccupés :

— Que peut Jekyll avoir à faire avec un semblable individu ? répétait lord Carew. Que signifie cette intimité ? Que devient-il lui-même ? Tout cela est incompréhensible… Que vais-je pouvoir dire à ma petite Maud ?


Plusieurs semaines s’écoulèrent encore. Jekyll avait de temps en temps des ressauts d’énergie, luttait désespérément, essayait de se soustraire à l’emprise, et chaque fois il retombait.

Et Maud, sans nouvelles, devant son père désolé, se donnait tout entière à sa douleur. Dix fois, lord Carew, Utterson, Lanyon avaient encore vainement essayé de percer le mystère de la disparition de leur ami.

Un jour enfin, Jekyll, faisant un suprême effort pour se ressaisir dans la pensée, sous l’influence lointaine de sa fiancée, lui adressa quelques lignes désespérées. Quand on apporta à la jeune fille le pli sur lequel elle reconnaissait l’écriture si chère, elle, demeura quelques secondes tremblante, avant d’oser le décacheter. Enfin, elle lut :


« Maud, ma chérie.

Ai-je encore le droit de vous appeler ainsi ? Ne me le refusez pas, je vous en supplie. Toutes les apparences, dans mon attitude envers vous, me condamnent : Soyez miséricordieuse, et pardonnez-moi. Pardonnez-moi un éloignement dont je ne puis vous expliquer la raison. Pardonnez-moi de vous faire souffrir en songeant que je souffre aussi, et plus terriblement encore. Je vous aime, Maud, croyez-le, sachez-le. Sans votre amour, je serais perdu. Je voudrais courir auprès de vous, et je n’ose. Je traverse une très grande épreuve. Ayez confiance en moi, priez pour moi… Attendez-moi.

« Votre
« Frank.

Dans cette lettre, la jeune fille vit avant tout le souvenir, le témoignage d’amour qu’elle lui apportait. Son cœur, depuis si longtemps torturé, fut inondé de joie. Elle courut trouver son père dans son appartement, se jeta à son cou, riant et pleurant à la fois, avec ce cri :

— Des nouvelles de Frank, père, des nouvelles enfin. Je vais lui écrire de venir tout de suite, vous voulez bien ?

Lord Carew lut avec attention le billet que sa fille lui tendait. Il ne voulut pas gâter sa joie en lui disant combien il lui paraissait mystérieux et bizarre. De franches explications de Jekyll étalent en tous cas nécessaires. Il dit en souriant :

— Ce n’est pas la peine que tu répondes à Frank. Je m’en vais aller le voir moi-même, ce soir.

— Et vous lui direz que je l’attends ? Vous le ramènerez ?

— Oui, ma chérie, du moins, j’y compte bien.

— Oh ! merci, père, merci, fit-elle, transfigurée…


Jekyll était dans son laboratoire quand Jack, traversant la cour, vint frapper à la porte, maintenant toujours fermée à clef, et annonça, sans entrer :

— Lord Carew demande si Monsieur peut le recevoir.

Le visage du jeune homme devint hagard. Le père de Maud ! N’allait-il pas lire sur ses traits les stigmates des vices de l’autre, de ses vices ? Qu’allait-il répondre, lui, aux explications qu’on venait certainement lui demander ?… Ne pas recevoir… se confiner dans sa honte et dans sa solitude ?… Mais Maud qui, dès sa lettre reçue, envoyait son père vers lui ? Quelle peine il causerait encore à la malheureuse enfant en refusant de le voir ? Et c’était peut-être le salut qui venait par elle.

Il alla à son miroir, s’examina anxieusement, puis, comme Jack frappait à nouveau :

— Priez lord Carew, dit-il, de bien vouloir venir jusqu’ici.

… Il entendit avec angoisse les pas du visiteur qui traversait la cour. Il ouvrit la porte et attendit.

Lord Carew entra, serra assez froidement la main de Jekyll, s’assit, dans le siège que celui-ci lui désignait, et, sans autres préambules, alla droit au fait :

— Vous avez adressé à ma fille, dit-il, après une absence et un silence complets de plusieurs semaines, une lettre qui nécessite certaines explications, comme d’ailleurs toute votre conduite depuis environ trois mois. Je viens très amicalement vous prier de me les fournir. Vous admettrez, j’espère, que vous ne pouvez les refuser à un père soucieux avant tout du bonheur de sa fille, sinon à l’ami que j’ai toujours été pour vous.

Jekyll avait écouté en dominant son agitation intérieure. Il secoua la tête, et repartit :

— Excusez-moi, lord Carew. J’aime profondément Maud. Mes sentiments à son égard ne sont pas modifiés. Mais je ne puis répondre à aucune des explications que vous réclamez de moi. Puisque vous avez lu ma lettre, vous savez que je traverse une pénible épreuve. Je souhaite ardemment en sortir. C’est tout ce que je peux dire.

— Et je ne puis m’en contenter, repartit son interlocuteur en haussant le ton. Cette existence mystérieuse, ces disparitions soudaines ont une raison qui a inquiété tous vos amis et que j’ai, moi, le devoir et le droit de connaître.

— Il m’est impossible de vous la dévoiler…

Jekyll s’était animé à son tour. Une violente irritation montait en lui. Il faisait tous ses efforts pour conserver la maîtrise de lui-même. Il se leva comme pour indiquer à lord Carew qu’il était inutile de pro-