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LE FILM COMPLET

qu’il aimait et respectait le plus au monde et auprès duquel il avait cru pouvoir trouver le salut ; allait-il se voir peu à peu devenir l’esclave des hideux instincts de « l’autre » ?

Il alla à l’armoire secrète où il enfermait sa néfaste composition, saisit le bocal qui en contenait les réserves, prêt à le jeter à terre, à le briser dans un accès de fureur contre lui-même… mais il n’acheva pas ce geste… la tentation le reprit, plus impérieuse que jamais… Il y succomba, et redevint Hyde.

Et il descendit davantage dans la turpitude où l’entraînaient les passions qui, de jour en jour plus dégradantes, plus féroces, s’emparaient de lui.

Il se mit à boire, passant des nuits entières devant des pots de gin ou de whisky, et son ivresse prenait le plus souvent des formes tellement furieuses, lorsqu’elle ne l’envoyait pas cuver son alcool dans le ruisseau, que les habitués des bars ignobles dont il était devenu le piller étaient contraints de le ligoter pour le porter à son infect taudis.

Il fréquenta assidûment les fumeries clandestines, s’empoisonna d’opium, parmi la lie de la population, et il recherchait les bouges les plus crapuleux, mettant toute sa jouissance à se vautrer dans la plus basse et la plus misérable débauche.

Il prenait un âpre plaisir à propager le vice autour de lui. Il semblait en être la personnification. Il aimait le mal pour le mal. Il le prêchait, il poussait à la haine et au crime.

Il se délectait à voir la souffrance et surtout à la créer. Un soir, au fond d’un cabaret, il avait jeté son dévolu sur une pauvre fille, toute jeune, et jolie encore sous le masque de la misère et du vice où elle était tombée ; il la forçait à boire avec lui. Il eut tout à coup un grognement de joie en apercevant Dolorès, méconnaissable, amaigrie, livide sous une défroque de pauvresse. La malheureuse s’approchait de lui, semblait implorer sa charité. Il saisit les deux femmes, les entraîna devant un miroir et, heurtant brutalement leurs têtes l’une contre l’autre :

— Regarde, criait-il à la plus jeune… Vois ce que j’ai fait de celle-là, qui était cent fois plus belle que toi : tu auras le même sort. Et féroce, démoniaque, insoucieux de sa résistance désespérée, il l’emporta…

Et quand il voulait maintenant revenir à son état normal et s’y maintenir quelque temps, il était obligé d’absorber d’énormes quantités de son second breuvage. Mais il ne trouvait plus ni le calme de son âme ni le bel équilibre de sa santé. Rongé de tristesse, épuisé par ses excès, il demeurait enfermé chez lui, se refusant à voir personne.


Il se mit à boire.

Cependant, Maud se désespérait, et ses fraîches couleurs s’étiolaient. Elle n’avait pas revu son fiancé depuis la soirée où il s’était laissé emporter vis-à-vis d’elle à ce mouvement de folie et elle ne savait plus que penser.

Lord Carew l’observait avec inquiétude, surpris lui-même de la nouvelle et longue disparition de Jekyll. Il cherchait cependant à distraire sa fille, à la rassurer, mais un jour, n’y tenant plus, elle éclata en sanglots, et, se laissant tomber entre ses bras, elle ne pouvait que dire :

— Père, père. Je ne peux plus vivre ainsi… il est arrivé quelque chose à Frank… ou bien, hélas, il ne m’aime plus.

Le jour même, en compagnie de John Utterson, lord Carew sonnait à la porte de Jekyll.

— Il y a longtemps que nous n’avons vu votre maître, dit-il à Jack qui venait ouvrir ; est-il chez lui ?

— Non, monsieur. Le docteur est absent.

— Absent ? Savez-vous où il se trouve ?

— Je l’ignore, monsieur, il a ainsi disparu à plusieurs reprises tous ces temps derniers sans jamais me prévenir. Et en revenant, chaque fois pour de brèves apparitions, il est resté confiné dans son cabinet ou dans son laboratoire, l’air souffrant, sans vouloir, presque, m’adresser un mot. Je ne l’ai pas revu depuis plus de dix jours, et je suis très inquiet.

— Nous aussi, repartit lord Carew… Enfin, dès son retour, rendez-lui compte de notre visite, et dîtes-lui que je serai heureux d’avoir de ses nouvelles.

Les deux hommes s’éloignèrent soucieux.

— Que pensez-vous de ce mystère ? demanda Utterson.

— Il me trouble singulièrement, je l’avoue. El ma pauvre Maud est au désespoir. Je ne sais vraiment que croire ni que faire.

Ils arrivaient sur une petite place voisine au moment où M. Hyde y débouchait de son côté. Deux enfants y jouaient devant une boutique. Il advint que l’un d’eux, emporté par son élan, vint tomber devant lui et gêner un instant son passage. C’était un ravissant petit garçonnet de trois à quatre ans. DéJà il se relevait en riant et se préparait à reprendre sa course, quand tous les instincts de férocité de Hyde se déchaînèrent. Il saisit l’enfant, l’aveugla de coups, et le jetant à terre brutalement, de ses pieds fortement chaussés le frappa. Il allait l’écraser dans un accès de rage folle. Son visage était hideux de fureur et de cruauté.

Lord Carew, Utterson, le père, des voisins accourus aux cris du petit, maîtrisèrent le forcené, lui arrachèrent sa victime. On le prenait au collet, on allait lui faire un mauvais parti. Mais, avec une extraordinaire vigueur, il se dégagea, et à Utterson qui le menaçait encore de sa canne, il cria :

— De quoi vous mêlez-vous ? Tout ceci ne vous regarde pas. Cet enfant n’avait qu’à ne pas se jeter entre mes jambes. Je lui ai appris à vivre. Que veulent ces gens, en définitive, de l’argent ? Avec de l’argent tout s’arrange, tout se paie. C’est bon, je vais leur en chercher et qu’on me laisse tranquille.

Rapidement, il s’éloigna, et Utterson, qui s’était attaché à ses pas, le vit bientôt, avec stupeur, tirer une clef de sa poche et pénétrer directement dans le laboratoire de Jekyll dont la porte fut immédiatement repoussée. Hyde ouvrit un tiroir, remplit un chèque